Ceux qui ne partagent pas ses idées religieuses sont souvent séduits par son discours ouvert et plein d’humour. Personnage charismatique au verbe haut, l’avocat vaguement islamiste n’a pas fini de surprendre. Portrait… Par Zohra Abid


Kapitalis a rendu visite à Abdelfattah Mourou, jeudi, au 7, rue de l’Ancienne poste, à Tunis, au troisième étage de son cabinet, un immeuble de style colonial dans une petite rue populeuse et poussiéreuse au cœur de la capitale, acheté en 1991 et restauré avec goût tout en gardant son cachet. «C’était une propriété de deux frères italiens, qui avaient leurs commerces en bas et habitaient en haut», raconte l’avocat qui a mis de l’ordre dans le bâtiment: un rez-de-chaussée pour le secrétariat, l’archive et l’accueil, un premier étage pour ses deux fils avocats, un deuxième étage réservé à la stagiaire et à un avocat de la famille. Pour lui et son clerc Salah (dont le frère membre d’Ennahdha est mort en prison sous la torture), c’est l’étage royal, tout en haut.


Plus tunisois qu'islamiste.

Ici, on a l’impression d’être chez un antiquaire (ou chez un bouquiniste). Il n’y a pas un mètre carré vide. Meubles et bibelots partout, tableaux figuratifs (qui a dit que l’islam interdisait la figuration?) et miroirs de tous les styles, les uns placardés dans les couloirs, les autres, faute de place, sont posés dans des coins perdus derrière une armoire ou un vieux fauteuil. Des fleurs et des plantes en plastique un peu partout, de quoi mettre un peu de verdure, fut-elle artificielle.

L’enfant de Halfaouine
Dehors, il a fait au moins 40° à l’ombre. Maître Mourou vient d’arriver du tribunal. Il a plaidé toute la matinée dans des affaires corsées. De circonstance. Ici, il n’y a pas de clim, mais des ventilateurs suspendus partout. Sidi Cheikh s’est mis en chemise et saroual turc gardant chaussettes, mais en nu-pieds.
Notre hôte vient de fêter, il y a trois semaines, ses 63 ans et semble satisfait de sa carrière, de sa vie. «Je suis né le 1er juin 1948 à la rue Sidi Aloui, entre Bab Saadoun et Halfaouine. Mon père était cafetier dans le quartier. Malade, ma mère couturière nous a élevés, ma sœur Alya et moi», se souvient l’enfant du Rbat, comme on appelle Bab Souika. Et d’ajouter qu’il était toujours le premier de la classe soit en primaire à l’école Kheireddine de la rue du Tribunal soit au secondaire au collège Sadiki.
Son bac en poche en 1966, le brillant étudiant s’est inscrit dans deux universités : celle de théologie et celle de droit. «A l’époque, l’orientation était libre et on pouvait s’inscrire dans deux universités», a-t-il précisé. Quatre petites années et le voilà avec une maîtrise doublée. Il lorgnait vers la magistrature. En mars 1972, il siégeait déjà aux tribunaux. L’expérience a duré 5 ans. Obnubilé par la bonne cause, celle de la défense de la veuve et de l’orphelin, il s’est inscrit au barreau pour exercer la profession d’avocat. En 1981, c’est la politique qui l’a attiré. L’idée de fonder un parti islamiste a toujours trotté dans sa tête. Pour lui, il était temps.
«Le 6 juin 1981, j’ai fondé le Mouvement de tendance islamique (Mti). On m’a arrêté en juillet et incarcéré pour appartenance à une association illégale. J’ai été condamné à 10 ans de prison. J'ai été gracié après deux ans en prison. A ma sortie, j'ai passé une année en résidence surveillée. A l’époque, j’étais déjà marié et j’avais à ma charge des enfants», s’est-il rappelé.

Vie de famille à la Marsa
C’est à la Marsa, à la cité des Juges, un quartier chic à l’entrée de la ville, qu’Abdelfattah Mourou a choisi de construire sa maison à son goût. C’est là où ses petits ont grandi. «L’aîné Aman Allah (34 ans), ensuite Dhia Eddine (33 ans). Tous deux ont voulu faire la même carrière que moi, Meriem (31 ans maman du petit Tahar 3 ans), après sa maîtrise, a choisi de rester à la maison», a-t-il dit sur ses enfants déjà mariés et casés. Mais ceux qui partagent encore avec lui le même toit, ce sont Abdelmalak (26 ans en 3ème cycle de droit, qui ambitionne d’intégrer la magistrature et le petit dernier Mortadha (21 ans passe en 3ème année fac).


Mourou est accro des livres, mais aussi de la poésie et de la musique.

Interrompu à plusieurs reprises par le téléphone qui ne le quitte pas, il ne nous dira pas plus. A part les prières, les tribunaux, les affaires et les discours, qu’aimez-vous faire dans la vie? «Tout (un sourire sous cape, Ndlr). J’aime la vie, j’assiste aux fêtes. Je ne rate pas les festivités, mais je veille à préserver ma dignité. Ne suis-je pas l’enfant de Bab Souika?», répond-t-il, sur un ton espiègle.  Et de poursuivre : «J’adore le chant et la musique. J’ai fréquenté des années la Rachidia et j’ai appris à jouer au piano. J’aime bien écouter les belles chansons d’amour. Oui d’amour, je ne m’en prive pas. D’ailleurs le prophète Mohamed appréciait les chants et il n’y a pas de chant sans mots d’amours. Je chante même en allemand. Alors étudiant, je fréquentais le Centre culturel allemand et je chantais à l’aise le répertoire germanique. Les Allemands m’ont donné un  premier prix de chant», se souvient-il. A voir la carrière qui fut la sienne, on ne peut pas dire que le ténor du barreau de Tunis a raté sa carrière. Dans les tribunaux, il a aussi son public.   
Dans les années collège, le jeune Mourou a toujours voulu se démarquer. Alors que la majorité de ses camarades préféraient apprendre la langue de Shakespeare, lui c’est celle de Goethe qui l’a séduit.  
Le pays qu’il aime visiter le plus souvent ? Réponse : «La Turquie et l’Arabie saoudite. J’ai déjà fait entre 150 ou 200 omra. Et 7 pèlerinages avec femme et enfants».
Le téléphone n’a pas arrêté de sonner. Encore et encore. Des clients, toujours des clients...

Mourou, le mauresque, aime le malouf et le mezoued
La belle stagiaire entre avec une pile de dossiers interrompant notre entrevue. Il en avait pour une dizaine de minutes. Il lui a dicté d’un seul trait le rapport. Rare éloquence ! Il n’est pas avocat pour rien. La belle sort et ferme derrière elle la porte capitonnée. Il se gratte le cou, met la main sur un livre de sa bibliothèque murale qui s’étend jusqu’au plafond, regarde affectueusement ses petits trésors. «C’est mon autre capital. J’ai des livres religieux, d’histoire, de littérature, des recueils de poésie, d’Antara Ibn Chaddad, El Maârri, Ibn Bord, Chebbi... J’ai tout. Tous les poètes d’amour. Tout ce que vous pouvez imaginer». C’est dans ces livres d’éloquence que M. Mourou a appris, en partie, son art de plaider. Il pense d’ailleurs s’offrir bientôt une paisible retraite pour, dit-il, se remettre à lire. Beau programme en perspective, mais on lui aurait attribué volontiers d’autres ambitions…


Là, j'ai 28 000 livres. C'est mon capital, dit-il.

Après cette parenthèse lyrique, impossible de faire taire Me Mourou. Il dit qu’il aime écouter le malouf. N’est-il pas d’origine andalouse! «Pendant mes heures de repos, j’écoute aussi Oum Kalthoum, Abdelwahab, là c’est autre chose, ça chatouille l’âme. J’aime écouter notamment Hédi Jouini, Saliha, Oulaya, Bouchnak... Il m’arrive aussi d’écouter du mezoued qui est à l’origine un chant de Zendala – endroit de torture et d’isolement en prison –. Il m’arrive aussi de danser mais dans l’intimité. Dehors, je dois imposer le respect et tenir parfois mes distances. N’empêche que je reste, au fond de moi, un enfant de quartier», ajoute-t-il.
Son autre passion: il collectionne les instruments de musique. Il en possède déjà 350, de la clarinette au violon en passant par les violoncelles. Mais qu’affectionne-t-il encore? Se promener avec sa femme et sa fille Meriem sur les plages de la Marsa. Il adore la nage entre 16 et 17 heures. Et c’est là où il fait un peu le vide, il se détend... La vue est imprenable, les Marsoises sont ensorcelantes et... la vie est belle. «Je ne mer baigne qu’à la Marsa, c’est magnifique», certifie-t-il. Parole de connaisseur. Et le parti Ennahdha, et la politique dans tout ça! Là, c’est une autre affaire, et vive l’indépendance!

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