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Dans une interview au quotidien américain ''The Washington Post'', Béji Caïd Essebsi pointe du doigt les nombreux échecs des deux gouvernements de la Troïka, les dégâts que l'incompétence des Nahdhaouis et leurs associés ont causé au pays.

Entretien réalisé par Lally Weymouth, traduit de l'anglais par Moncef Dhambri

L'ancien Premier ministre et actuel leader de Nida Tounes, 87 ans et les ressources, la clairvoyance et la perspicacité entières, déplore les retards pris par la rédaction de la Constitution et les prolongations coûteuses dont Ennahdha a profité... Les reports interminables de la désignation d'un successeur indépendant à Ali Lârayedh...

Bref, tant de pertes et tant de gâchis qui ont marqué le Printemps tunisien. Il ne manque de rappeler aux amis de la Tunisie de tenir leurs promesses et de soutenir la Tunisie. Nous publions, ici, cette interview.

Washington Post: Le dialogue national est toujours en cours pour la désignation d'un technocrate à la tête d'un gouvernement qui assumera la charge de l'organisation des prochaines élections. Cela dure depuis quelques mois et il n'y a toujours d'accord sur ce chef de gouvernement.

Béji Caïd Essebsi: Le problème réside dans le fait qu'il y a 23 partis qui prennent part à ce dialogue. Ils sont différents les uns des autres et n'ont pas les mêmes idéologies politiques.

Que va-t-il se passer alors?

Nous sommes en période post-révolutionnaire. Nous devons nous accorder (sur un Premier ministre) par consensus (...) Nous avons élu une assemblée constituante pour qu'elle rédige la Constitution en une année. Aujourd'hui, cette Constituante en est à sa troisième année et le document n'a pas été finalisé. Du coup, les constituants ont perdu toute leur légitimité.

L'on rapporte que vous souhaitez accéder à la fonction de président, est-ce vrai?

Cela n'est pas interdit, à ce que je sache, de se présenter aux élections présidentielles. Le président de la République est élu par le peuple. Si, le jour du scrutin, je me sens en mesure d'assumer cette charge, alors je n'hésiterais pas à prendre part à la course. Je suis en faveur du système présidentiel.

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Béji Caïd Essebsi reçu par Barak Obama, le 7 octobre 2011 à la Maison Blanche.

Ce qui n'est pas le cas du système tunisien actuel?

Non, pas pour l'instant. Nous en avons fait l'expérience avec le premier président de la République tunisienne, Habib Bourguiba. Mais il n'y avait pas de participation.

Que pensez-vous de la performance d'Ennahdha au pouvoir en Tunisie? Quelles sont vos critiques à son égard? Quelle est la différence entre votre parti et Ennahdha?

Il y a bien évidemment des différences idéologiques qui nous séparent. Ils (les Nahdhaouis) sont en faveur de l'instauration d'un Etat religieux. Nous soutenons le principe de l'Etat civil. Ils ont tenté, par le biais de la Constitution, de transformer la structure de notre société. Ils auraient souhaité établir en Tunisie une société islamiste. Nous ne voulons pas de cela.

Comme les Frères musulmans?

Oui, exactement. Mais ils n'ont pas réussi – la société civile a mis un terme à ce processus de transformation. Ils voulaient, par exemple, introduire la chariâ comme source de lois. Nous nous sommes opposés à cela.

Ils ont tenté, également, de changer le statut de la femme pour faire d'elle «le complément de l'homme», au lieu de son égale. Nous n'acceptons pas cela, non plus.

Que s'est-il passé?

Nous avons protesté et ils ont été obligés de céder sur ce point. Nous n'en savons pas plus, pour l'instant, car la Constitution n'a pas encore été adoptée. Par conséquent, tous les scénarios restent envisageables.

N'ont-ils pas déclaré qu'il était criminel de s'attaquer aux «valeurs sacrées» de l'Etat?

Ils ont introduit l'Article 141 qui déclare que l'islam est la religion de l'Etat. Nous nous opposons à cela – nous avons dit que nous n'acceptons pas que la Tunisie devienne un Etat religieux. Ils ont battu en retraite.

Mais vous n'êtes pas sûr parce que la version finale de la Constitution n'est pas encore prête. Savez-vous quand est-ce que cette version finale sera finalisée?

C'est là que réside le problème de l'Assemblée constituante.

Est-ce pour cette raison que vous souhaitez vous débarrasser de la Constituante?

L'Assemblée constituante a été élue pour une année, et là nous en sommes à la troisième année. Ils (les constituants, NDLR) ont été élus pour la mission bien déterminée, celle de rédiger la constitution, et ils ne l'ont pas fait. Ils ont donc épuisé le temps qui leur avait été accordé. De plus, nous devons désigner un nouveau chef de gouvernement.

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Béji Caïd Essebsi avec l'ex-secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton. 

Pensez-vous vraiment qu'il y aura un nouveau premier ministre samedi?

Si cela ne tenait qu'à moi, nous aurions eu un chef de gouvernement depuis trois mois.

Ennahdha souhaite obtenir certaines garanties avant de céder le pouvoir – de façon à ce qu'aucun procès ne soit intenté contre eux, n'est-ce pas?

Oui, mais nous ne pouvons pas offrir ce type de garanties. Personne ne peut le faire. Il n'y a que la justice qui garantit l'impunité ou la condamnation.

Mais ils ne quitteront pas le pouvoir tant qu'ils n'ont pas obtenu des assurances. C'est bien cela?

Ils doivent partir, c'est tout.

Ne craignent-ils pas d'être accusés de crimes et de terrorisme?

Ils ont peur à cause de ce qui s'est passé durant leur mandat. Néanmoins, nous ne pouvons pas leur offrir des garanties (d'immunité). La seule assurance sera que la justice suivra son cours normal.

Pourquoi quitteront-ils le pouvoir, s'ils n'obtiennent pas des garanties?

Tout simplement, parce qu'ils n'ont pas réussi leur gestion des affaires de l'Etat. Parce que la situation vécue par la Tunisie est sans précédent – sans programme social, sans aucun plan économique, sans plan sécuritaire.

Qu'en est-il justement de la situation sécuritaire? Deux dirigeants politiques laïcs ont été assassinés cette année. L'année dernière, il y a eu également l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis.

Là, vous venez d'évoquer quelques uns des exemples de ce manque de sécurité. L'on peut même aller jusqu'à dire qu'il n'y a plus de sécurité du tout.

Pourquoi cette insécurité?

Parce que les islamistes n'ont pas d'expérience du pouvoir. Ils sont incompétents et ils ont soutenu les mouvements islamistes radicaux. Ils savent que ces radicaux ont commis des crimes dans le passé, mais ils ne les ont jamais traduits en justice. La Tunisie n'a jamais connu des crimes de ce genre. Les derniers crimes politiques de l'histoire de la Tunisie remontent à 1952 et 1953.

Et vous en aviez eu deux cette année.

Non, trois. Il y a eu, tout d'abord, l'assassinat de Chokri Belaïd. Puis, celui de Mohamed Brahmi. Mais avant ces deux assassinats, il y a eu le meurtre de Lotfi Nagdh.

Ce dernier, était-il laïc?

Oui, il était le représentant de notre parti, Nida Tounes, dans la région du sud du pays.

Pourquoi ont-ils pris ces hommes pour cibles?

Parce qu'ils étaient des dirigeants populaires qui s'opposaient au mouvement islamiste.

Y a-t-il en Tunisie des camps d'entraînement islamistes?

Plus maintenant. Auparavant, les jihadistes s'entraînaient en Tunisie, mais à présent les forces de sécurité les combattent dans leur dernier retranchement, au Mont Chaâmbi, sur la frontière tuniso-algérienne.

Donc Ennahdha a enfin décidé de les combattre?

Oui. A présent, le gouvernement a décidé de considérer les membres d'Ansar Chariâ comme terroristes et de les combattre.

L'armée, la police et la garde nationale ont enregistré de remarquables succès dans cette lutte. Mais, cela au prix de nombreuses victimes.

Il y a eu un enregistrement vidéo de Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, s'entretenant avec des salafistes et dans lequel il leur demande notamment d'être patient.

Oui, c'est vrai. Mais, à présent, tout porte à croire qu'il (Rached Ghannouchi, NDLR) se trouve dans l'obligation de les combattre. Autrement, son gouvernement sera débordé.

Ils ont attaqué l'ambassade des Etats-Unis, n'est-ce pas?

L'attaque a été menée par les salafistes. A mon avis, le gouvernement n'avait pas réagi à temps pour empêcher cette attaque. C'était tout-à-fait inacceptable. Cela ne s'était jamais produit en Tunisie.

Une fois de plus, était-ce parce que le gouvernement sympathisait avec les salafistes?

Oui. Ils ont permis à des dizaines de milliers de personnes de se rassembler autour de l'ambassade, puis, ils ont envoyé une petite force de police. Les agents de l'ordre se sont trouvés en position d'infériorité. Ainsi, les salafistes ont réussi à envahir l'ambassade américaine et l'ont dévastée.

S'il y a des élections, pensez-vous que votre parti réalisera de bons résultats?

Je l'espère. Il n'y aura pas d'élections avant une année.

Une année, vous dites? Qu'arrivera-t-il au pays s'il faut attendre encore une autre année?

Si nous souhaitons véritablement avoir des élections conformes aux standards internationaux, nous devons tout d'abord créer une instance indépendante pour superviser ces élections. Nous n'avons pas d'autre choix.

Comment pouvez-vous accepter que la crise économique continue ainsi, alors que les politiciens sont occupés à préparer une élection pendant toute une année?

Nous avions une instance indépendante, qui a pris soin des dernières élections, en 2011, mais le gouvernement islamiste a décidé de la dissoudre. A présent, nous avons besoin de créer une nouvelle instance, qui devra bien se préparer pour cette mission.

Qu'ont-ils fait d'autre?

Que des mauvaises choses. Tout d'abord, ils ont créé un gouvernement de 70 ministres –même la Chine n'en a pas autant! Puis, ils ont démontré leur incompétence. Si, aujourd'hui, nous exigeons la démission du gouvernement, ça n'est pas parce qu'ils sont membres d'Ennahdha, c'est tout simplement parce qu'ils sont incompétents. Leur manière de gérer les affaires du pays a été désastreuse.

La situation sécuritaire est mauvaise, la situation financière est également mauvaise. Que se passerait-il s'il faut que vous attendiez une autre année encore?

C'est au peuple de décider. J'ai dit, dès le départ, que nous avons besoin de nommer un chef de gouvernement et qu'il faut immédiatement former un nouveau gouvernement afin de provoquer un choc psychologique. Nous devons former un gouvernement crédible qui serait capable de changer les choses.

L'on dit que la Tunisie est le seul pays où le Printemps arabe pourrait réussir.

Le Printemps arabe est une notion qui a été créée par le G8 de Deauville, en France, alors que j'étais Premier ministre.

J'avais dit, à l'époque, qu'il n'y avait pas de Printemps arabe – mais seulement le démarrage d'un Printemps tunisien. Pour que cela devienne un printemps arabe, il faut que cette expérience réussisse en Tunisie.

Nous avons une population instruite; les femmes tunisiennes sont émancipées. Nous avons une importante classe moyenne. Seul nous manque un développement économique satisfaisant.

J'avais dit, alors: si vous nous aidiez avec des investissements pour rattraper le retard, la Tunisie serait capable d'établir une gouvernance démocratique. Mais cela n'a pas eu lieu.

Ainsi, aujourd'hui, nous ne pouvons pas affirmer que nous avons réussi notre processus de démocratisation. Cependant, cela peut encore avoir lieu, si nous obtenons un bon soutien.

Source: ''The Washington Post''.