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Dans une interview accordée au quotidien américain ''The Washington Post'', Rached Ghannouchi exprime son optimisme quant à l'issue du dialogue national et la réussite de transition démocratique en Tunisie.

Entretien réalisé par Lally Weymouth, traduit de l'américain par Moncef Dhambri

 Dans cette interview, publiée le 12 décembre, le président du parti islamiste Ennahdha, qui domine la coalition au pouvoir en Tunisie, reconnait à demi-mots les échecs des Troïka 1 et 2, la faille sécuritaire lors de l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis et la faillite économique que connait le pays.

Par contre, il tente de mettre en avant ce qu'il considère comme étant des concessions faites par Ennahdha pour sauver l'unité des Tunisiens: pour avoir cédé sur la notion de «complémentarité» femme-homme et sur l'inclusion de la charia dans la nouvelle constitution...

On doit, bien entendu, le remercier pour ne pas avoir insisté, lui et son parti islamiste Ennahdha, à vouloir transformer la Tunisie en une république islamique!

Nous publions, ici, la traduction intégrale, de cet entretien. Il y a matière, beaucoup de matière, à réflexion.

Washington Post : Pensez-vous que les partis engagés dans le marathon du dialogue national – votre parti et les autres formations politiques – vont enfin pouvoir s'entendre, cette semaine, sur le choix d'un nouveau premier ministre?

Rached Ghannouchi: Je pense que nous parviendrons à un accord avant la fin de la semaine.

Est-ce que vous pensez que vous et le dirigeant de l'opposition Béji Caïd Essebsi vous vous accorderez sur un premier ministre?

Ennahdha et Nida Tounes sont les formations politiques les plus importantes dans le pays. De toute évidence, donc, un accord entre ces deux partis rendrait un accord entre les autres partis plus faciles.

On rapporte qu'Ennahdha souhaite obtenir certaines garanties avant de quitter le pouvoir: il souhaite obtenir des assurances pour que ses membres ne soient pas traduits en justice pour ce qu'ils ont pu faire.

Non, nous n'avons pas demandé ce que vous appelez des garanties. Nos conditions sont les suivantes: nous quitterons le gouvernement (et céderons le pouvoir à une équipe de technocrates), et nous demandons que le pays ait une constitution démocratique qui consacre et protège les libertés et les droits; qu'ils désignent une date pour les prochaines élections et une commission chargée de l'organisation de ces élections. Non, nous n'avons demandé aucune protection pour nous-mêmes, car nous n'avons causé aucun tort.

Les choses ne se sont pas bien passées durant vos deux années au pouvoir. L'économie est en très mauvais état. Il y a un sérieux problème sécuritaire – deux dirigeants de l'opposition ont été assassinés. Votre armée se bat contre les jihadistes, sur la frontière algérienne. Vous avez connu de très sérieuses difficultés à gouverner le pays, n'est-ce pas?

Je ne vous direz pas que nous avons réalisé de grands exploits durant ces deux années, mais nous devons garder présent à l'esprit le fait que le pays traverse une période de transition, après la révolution. Tenez, comparez notre situation à celles d'autres pays vivant une expérience similaire – la Libye, la Syrie, le Yémen, l'Egypte et d'autres pays du Printemps arabe. Il est évident que le sort de la Tunisie est nettement meilleur. Notre pays est la dernière bougie du Printemps arabe qui reste allumée malgré tous ces vents qui s'acharnent contre elle.

Prenons, par exemple, l'économie. L'opposition a tendance à exagérer les choses. Nous avons alloué plus du cinquième du budget au développement des régions de l'intérieur du pays, celles qui ont le plus souffert dans le passé. L'inégalité a été une des causes de la Révolution. Pendant une soixantaine d'années, ces régions de l'intérieur du pays n'ont obtenu que peu de choses en matière de développement. Si vous lisez bien la constitution – qui est presque prête à présent – vous constateriez qu'elle consacre toutes les valeurs de la Révolution, telles que la liberté d'association, la liberté d'expression et l'égalité pour les femmes.

Etes-vous sûr? Souvenez-vous, vous souhaitiez faire des femmes des personnes «complémentaires» des hommes, et non pas les égales des hommes, donc des citoyennes de second rang.

Nous avons débarrassé la constitution de tout ce qui pouvait être cause de conflit.

Oui, mais vous l'aviez fait sous la pression.

Cette notion de «complémentarité» (femme-homme) n'est pas à sens unique: l'homme est complémentaire de la femme, de la même manière que la femme est complémentaire de l'homme.

On prétend que vous aviez fait des concessions et cela n'a pas plu à certains éléments durs d'Ennahdha.

Le moins que l'on puisse dire c'est que les éléments dont vous parlez ne m'ont pas dégagé. Il y a des désaccords au sein de notre parti sur les décisions à prendre et les concessions à faire. Lors du congrès du parti, je n'ai pas été élu président avec un taux de 99% des voix, comme Ben Ali. Seulement 70% ont voté pour moi. Et ce taux de 70% a très probablement baissé quelque peu, à cause des concessions que l'on a dû faire, mais je pense que la majorité dans notre parti continue de soutenir les choix que nous avons faits.

Pourquoi est-ce que votre parti n'a pas fait grand-chose pour éviter l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis en Tunisie, en 2012? Pourquoi a-t-il permis aux salafistes d'envahir l'ambassade? D'aucuns prétendent que cette attaque fut permise tout simplement parce que votre parti éprouve de la sympathie pour les éléments salafistes et n'a pas souhaité leur réserver le sort que Ben Ali réservait aux protestataires.

Nous avons condamné l'attaque de l'ambassade américaine. Et nous continuons de considérer cela comme un échec sécuritaire du gouvernement. Cet incident a eu pour effet de changer notre attitude à l'égard des salafistes et du groupe d'Ansar Chariâ. Dans le passé, nous avions pour habitude d'essayer de les convaincre d'opérer dans les limites de la loi.

Cependant, depuis cet évènement, nous avons pris conscience que ces gens-là n'acceptent ces limites. Et c'est la raison pour laquelle nous avons décidé de contrattaquer. Le gouvernement les a récemment désignés comme appartenant à une organisation terroriste, et les forces de sécurité n'ont plus épargné le moindre effort pour les combattre.

Quand est-ce que le gouvernement les a désignés comme terroristes? Est-ce à la suite de l'assassinat du dirigeant de l'opposition Mohamed Brahmi, en juillet?

A la suite du meurtre de Brahmi, en juillet dernier. Mais la guerre contre ces éléments avait été lancée plusieurs mois avant cette date – en s'attaquant à leurs réseaux.

Y a-t-il en Tunisie des camps d'entraînement pour jihadistes?

Non, il n'y en a pas. Il y a eu des rumeurs qui ont circulé sur l'existence de camps d'entraînement en Irak, que certains éléments ont combattu en Irak et en Afghanistan. Certaines personnes disent qu'à cause du chaos en Libye, certains s'entraînent là-bas. Et peut-être même au Mali.

La Tunisie, serait le seul pays où le Printemps arabe pourrait réussir? Il a échoué en Egypte. Pour réussir, ne faudra-t-il pas que le parti qui sera au pouvoir accepte de faire des concessions?

Je crois que la démocratie réussira en Tunisie. Je crois également qu'elle réussira dans les autres pays du Printemps arabe.

En notre temps, en cette époque de la libre circulation de l'information, je pense qu'il n'y a plus de place pour les dictatures. Vous pouvez le constater en Egypte, après le coup d'Etat.

Lorsque le coup d'Etat a eu lieu en Egypte, vous étiez-vous senti concerné. Avez-vous pensé que cela pouvait arriver en Tunisie?

Certaines personnes de l'opposition avaient souhaité que ce qui est arrivé en Egypte puisse avoir lieu en Tunisie. Puis, lorsqu'elles ont vu à la télévision les scènes de massacre, l'opposition a commencé à prendre ses distances de ce scénario égyptien. Nous avons exporté la révolution – le Printemps arabe – en Egypte, mais nous ne souhaitons pas importer d'Egypte le coup d'Etat. Nous souhaitons qu'avec la réussite de la transition démocratique en Tunisie nous pourrons exporter en Egypte un modèle démocratique qui marche.

Certains disent que l'ancien président égyptien Mohamed Morsi a commis des erreurs, en s'accordant l'immunité et en refusant le compromis avec les groupes laïcs.

Morsi a fait des erreurs, mais cela ne justifie en rien le coup d'Etat militaire. Cela ne justifie pas, non plus, que les pays occidentaux gardent le silence sur cette dictature qui est en train de s'installer en Egypte.

Vous faites allusion aux Etats-Unis?

L'Occident ne devrait pas garder le silence sur les massacres de personnes humaines, la répression, ni sur les débuts de construction d'une dictature.

Morsi s'est placé au-dessus de la loi; il a refusé de discuter avec n'importe quel groupe laïc.

Quoique l'on puisse dire à propos de sujet de Morsi – de fait, il a commis des erreurs – aucun massacre n'a été perpétré et aucun journaliste n'a été emprisonné. Les médias sont à présent sous le contrôle de la junte militaire, pour servir de porte-voix à cette dernière.

Entreteniez-vous de bonnes relations avec le président Morsi?

Je le connais. Oui, j'ai du respect pour lui.

Vous êtes bien un membre éminent de l'Internationale des Frères musulmans?

Nous, Ennahdha, sommes un parti tunisien.

N'êtes-vous pas à la tête du bureau politique de l'Internationale des Frères musulmans?

Non, vous voulez parler de l'Union internationale des oulémas musulmans. Et cette organisation est apolitique.

Elle est dirigée par le Cheikh Youssef Qaradhaoui (un des principaux idéologues des Frères musulmans).

Le fait que la Tunisie soit le premier pays du Printemps arabe n'est pas une coïncidence. Je crois que la Tunisie réussira à forger un modèle démocratique qui marche, parce que notre société est homogène, avec une petite minorité juive.

L'éducation dans notre pays est répandue. Nous avons une importante classe moyenne qui soutient la démocratisation. Nous avons un parti islamiste modéré qui a toujours été un défenseur de l'idée de la compatibilité entre l'islam et la démocratie.

Nous aurions pu rédiger seuls la constitution, mais nous l'avions pas fait car nous n'avions pas voulu qu'elle soit écrite uniquement par les islamistes, mais plutôt par tout le monde.

Au lendemain des élections, nous avions opté pour la formation d'une coalition gouvernementale, et non pas seulement avec les autres islamistes, mais avec les partis laïcs. Nous souhaitions envoyer un message clair que le pays appartient à tous les Tunisiens.

Ils sont nombreux ceux qui croient qu'Ennahdha n'est pas modéré – que c'est un parti porteur d'un agenda islamiste qu'il ne faut pas prendre à la légère.

Plusieurs personnes ont cru bon effrayer les gens en prétendant qu'Ennahdha imposerait des règles vestimentaires strictes. Alors que, si vous vous promenez à travers tout le pays, vous croiserez dans les rues des femmes libres de porter le voile ou pas.

L'opposition a voulu effrayer l'Occident en disant que si un parti islamiste accédait au pouvoir, il déciderait de rompre les relations avec l'Ouest.

Aujourd'hui, deux ans plus tard, nous avons pu développer plus nos relations avec l'Europe et les Etats-Unis.

En 2011, vous aviez prédit la fin d'Israël. Est-ce que vous vous attendez toujours que cette prédiction se réalise?

C'est la première fois que j'entends pareille chose.

Que pensez-vous d'Israël?

Il y a un problème qui n'a toujours pas trouvé de solution. Il y a un problème d'occupation. Jusqu'ici, Israël n'est pas parvenu à un accord – ni avec Yasser Arafat, par le passé, ni avec Abou Mazen (Mahmoud Abbas), à présent. Nous savons, par exemple, que même Hamas soutient la solution des deux Etats. Cependant, Israël ne semble pas vouloir emprunter cette voie.

Donc, si on a bien compris, vous n'êtes pas en train de créer en Tunisie un Etat islamique avec des lois islamiques.

La Tunisie, sous la constitution de 1959, est un Etat indépendant – avec l'Islam pour religion et l'arabe pour langue officielle.

Ceci nous suffit. Dans une démocratie, c'est le parlement qui fait les lois. Nous ne voulons pas d'une théocratie qui se placerait au-dessus du parlement. Certaines personnes avaient exprimé le souhait d'inclure la chariâ dans la nouvelle constitution, et nous avons rejeté cette idée. Les gens ne s'accordent pas sur la chariâ, donc on a décidé de laisser ça de côté.

Pourquoi est-ce que rien n'a été fait pour arrêter les assassins de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, deux dirigeants de l'opposition laïque?

Un grand nombre des personnes impliquées dans ces assassinats ont été arrêtées par les forces de sécurité. Les meurtres ont été exécutés par des professionnels. C'est pour cette raison qu'il est difficile de les arrêter. Aux Etats-Unis, par exemple, on ne sait toujours pas qui a vraiment tué Kennedy.

Quand et pourquoi avez-vous créé votre parti?

En 1981. Ici, en Tunisie. C'est devenu le principal parti d'opposition.

Que s'est-il passé lorsque vous avez fondé votre parti?

Ils m'ont jeté en prison en 1981 et m'ont infligé une peine de onze années. Le président Habib Bourguiba pensait que je l'avais insulté, lui et son gouvernement, et que j'encourageais le peuple à se révolter.

J'ai passé quatre années en prison. Une fois libre, j'ai pu poursuivre mes activités jusqu'au jour où, en mars 1987, j'ai été de nouveau arrêté, pour une peine d'emprisonnement à vie. J'ai évité la peine de mort de si peu. Bourguiba voulait m'infliger la peine capitale, mais il a été déposé. J'ai quitté la prison en 1988.

Et ensuite?

En 1989, des élections générales ont été tenues en Tunisie. Nous y avions pris part et remporté la majorité. Le premier ministre Ben Ali a alors décidé de truquer les résultats et de m'arrêter. C'est ainsi que j'ai fui le pays. En exil, je n'ai jamais cessé de mener ma campagne contre le régime de Ben Ali jusqu'à la révolution.

En janvier 2011, des milliers de Tunisiens sont venus à ma rencontre, lors de mon retour au pays.

Pourquoi n'aviez-vous pas décidé de devenir premier ministre?

Je préfère laisser cette chance à des plus jeunes que moi et à mes camarades qui ont plus souffert que moi. Ali Lârayedh, le Premier ministre, s'est vu infliger la peine capitale à deux reprises.

Source: "The Washington Post".