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Le doyen de la Faculté des lettres de Manouba¸ Habib Kazdaghli, qui mène un combat pour l'indépendance de l'université en Tunisie face à la montée de l'intégrisme, a donné la semaine dernière, une série de conférences à Ottawa, Québec et Montréal.

Entretien réalisé par notre correspondante à Montréal  Sarra Guerchani 

Kapitalis : L'actualité en Tunisie, avec la montée de l'intégrisme, et les évènements survenus au Canada où certains tunisiens étaient impliqués, telle que l'affaire du présumé terroriste Chiheb Sghaier, ne constituent-ils pas un frein à la coopération entre les universités canadiennes et tunisiennes?

Habib Kazdaghli: Au contraire, il y a beaucoup d'intérêt parce qu'aujourd'hui, la Faculté de Manouba représente un symbole de la résistance intégriste. Les Canadiens ont suivi les évènements dans notre faculté. Et cela m'a beaucoup surpris! Ils sont conscients qu'il y a des Tunisiens qui luttent pour offrir à leurs compatriotes un autre choix que l'intégrisme religieux que certains veulent leur imposer.

Les moments troubles que traverse la Tunisie font partis de la phase de transition démocratique dans le pays. Les Canadiens sont conscients que les valeurs de notre université ne peuvent être échangées et protégées qu'à travers le réseau universitaire.

Plusieurs conférences sont organisées au Canada autour de la Tunisie depuis près de trois ans. À quand des actions concrètes pour améliorer la situation dans le pays?

La transition politique commence à s'allonger. Les Tunisiens ont élu un système provisoire pour une année, et là, nous sommes dans la troisième année. Plusieurs projets de réforme, dont celui des universités, n'ont vu aucun avancement. Ils sont même retardés au profit d'autres sujets jugés plus prioritaires par le gouvernement provisoire actuel. Nous avons beaucoup de chômage en Tunisie et il est impératif qu'un nouveau système éducatif et universitaire soit mis en place en vue d'instaurer davantage d'équité entre les formations que nous offrons dans nos universités et la réalité du marché du travail dans le pays.

Tant que notre système politique sera instable, les projets de réforme seront reportés. Comment faire pour accélérer le processus de transition?

Les personnes que nous avons élues au pouvoir s'accrochent depuis trois ans à leur poste. L'urgence, aujourd'hui, c'est que les universitaires contribuent à trouver une solution, qui consiste à mettre en place un gouvernement de compétences indépendantes, capable de gérer et de faire aboutir au plus vite cette phase de transition.

Le rapprochement actuel entre la gauche et la droite, notamment entre Nida Tounes et le Front populaire, est-elle une initiative dans la bonne direction?

Il faut surtout noter l'union de ces partis au sein d'une large alliance politique, car ils ont tout intérêt à travailler ensemble et d'unir leurs valeurs.

Il est important de s'unir pour défendre l'intérêt de la Tunisie. La société civile joue un rôle très important dans cette direction. Elle essaie, depuis des mois, de convaincre les parties prenantes qu'il n'y a pas d'autre solution que de trouver des compromis entre des gens qui pensent en premier à l'intérêt de la Tunisie plutôt qu'à leurs ambitions personnelles.

Le parti d'Ennahdha, qui domine la coalition au pouvoir, reste indécis vis-à-vis d'une démarche d'union nationale et le Congrès pour la république (CpR), parti de Moncef Marzouki, président provisoire de la république, joue un rôle très négatif à cet égard.

Je pense que l'union est la meilleure solution pour accélérer la transition démocratique. Et la Tunisie est, après tout, un pays pacifique. Et les Tunisiens privilégient le dialogue à l'affrontement.

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Habib Kazdaghli: "Le fait de me retrouver au tribunal était le signe évident d'une d'instrumentaliser la justice tunisienne par le pouvoir exécutif". (Ph. Sarra Guerchani).

Est-ce que votre acquittement dans le procès inique qui vous a été intenté représente un espoir d'amélioration du système judiciaire tunisien?

C'était l'un des procès emblématique de cette transition. Rien n'était acquis depuis le départ, étant donné qu'il n'y a eu aucune réforme du système judiciaire. Le fait de me retrouver au tribunal était le signe évident d'une d'instrumentaliser la justice tunisienne par le pouvoir exécutif, puisque rien ne s'est vraiment passé à l'université lorsqu'il y a eu l'épisode du drapeau national ou lorsque j'ai été accusé d'avoir giflé deux étudiantes en niqab. J'ai porté plainte contre ces deux étudiantes, qui m'ont agressé dans mon bureau, et au final, c'est moi qui me suis trouvé sur le banc des accusés et elles présentées comme des victimes.

Durant ce procès, les magistrats se sont mobilisés comme jamais pendant 10 mois. C'était l'occasion pour eux de résister et de prouver qu'ils tenaient à leur indépendance et ne voulaient pas continuer à être instrumentalisés comme sous l'ancien régime.

Ce procès a finalement dépassé ma propre personne. Il y avait une cause nationale qui était en jeu derrière ce procès. La bataille continue, j'ai été acquitté en première instance. Je passe en appel la semaine prochaine (cette semaine, NDLR).

Les deux étudiantes qui vous ont accusé de les avoir giflées sont toujours à l'université de Manouba?

Non, mais le commissaire de l'aéroport m'a dit que l'une d'elle a tenté de partir au jihad sexuel. Je ne peux pas le confirmer. L'une a condamnée à quatre mois d'emprisonnement et l'autre à deux mois avec sursis.

Quelle a été la position du ministère de l'Enseignement supérieur par rapport aux évènements survenus dans votre université?

C'est la confusion. Le ministère est le premier à lâcher les universitaires. Le règlement stipule que le ministère fournit un avocat à tout fonctionnaire poursuivi en justice dans le cadre de ses fonctions, et cela n'a pas été respecté dans mon cas.

Dans mon procès le ministère de tutelle a observé un silence complice. Et c'est la mobilisation de la société civile, de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) et d'une quarantaine d'avocats bénévoles qui représente, encore aujourd'hui, un appui considérable.

Je salue aussi le courage de nos magistrats pour l'investigation qu'ils ont menée et qui m'a valu l'acquittement dans cette affaire.

En plus de son caractère académique, quels sont les autres motifs de votre visite au Canada?

Durant mon procès, qui a duré plus de neuf mois, des confrères universitaires canadiens se sont joints au réseau de solidarité. Ils ont signé des pétitions de soutien, partageant les valeurs que l'on essaie de protéger à l'université de la Manouba. On a commencé à s'organiser pour donner une série de conférences sur la situation actuelle en Tunisie. Mercredi, j'étais à Ottawa, jeudi j'ai donné une conférence à Montréal et vendredi à Québec. Ce sont autant d'occasions pour moi pour parler de la situation socio-politique en Tunisie, mais aussi pour renouer les liens de coopération universitaire entre la Tunisie et le Canada.

Avez-vous signé des accords entre les universités canadiennes et tunisiennes?

Nous sommes, pour le moment, dans la phase de prospection. Je ne suis que le doyen de la faculté. Je ne pourrais pas officialiser des accords entre les universités des deux pays. C'est le président de l'université qui signera les accords plus tard. Je suis là en tant que porteur de projet de l'université de Manouba. Une fois que les cadres se mettront d'accord, nous passerons à la signature des conventions. Plusieurs chercheurs canadiens et tuniso-canadiens y trouveront leur intérêt.

Mais quel genre de convention pourrait être signé?

Il y a un intérêt pour l'étude du patrimoine islamique. Nous partageons une vision critique sur notre histoire. Nous avons discuté de la possibilité de voir des professeurs tunisiens contribuer à un projet qui est en train d'être monté à la Faculté des sciences sociales de l'Université d'Ottawa. À Québec, la collaboration portera sur le domaine de l'histoire.