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L'histoire a montré que la Tunisie est une société tolérante, consensuelle et pragmatique. Elle sait s'adapter à son environnement et aux aléas de l'histoire: sa géographie fait d'elle un carrefour entre le nord et le sud, l'Orient et l'Occident, l'islam et la chrétienté.

Par Ezzeddine Ben Hamida*

Ezzeddine Ben Hamida: Monsieur le Président, pour beaucoup, en Tunisie mais aussi à l'étranger, vous êtes considérés comme le père de la nation tunisienne postcoloniale. Vous avez marqué à jamais, par votre empreinte, l'histoire de notre pays. Qu'en pensez-vous?

Le président Habib Bourguiba: La Tunisie est un des plus beau pays du monde par la diversité de ses paysages, la richesse de son histoire, de son patrimoine et de sa culture depuis Hamilcar Barca et son fils le «Grand» général Hannibal jusqu'à Ibn Khaldoun sans oublier évidemment Kahena – première figure du féminisme, n'est-ce pas? – et plus récemment Tahar Haddad ou encore Abou El Kacem Chebbi, un magnifique poète! La Tunisie est aussi une terre d'accueil qui intègre facilement et assimile aisément: Alyssa, Saint Augustin, Kheir-Eddine Pacha et bien d'autres!

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Bourguiba et Kennedy en 1961 à Washington.

Le président s'arrêta de parler, comme si pour reprendre son souffle, brusquement, il se leva et il se précipita sur sa bibliothèque pour chercher un document; très vite il me tendit une lettre, la main tremblante mais sa posture physique montre qu'il n'a rien perdu de sa superbe; son instinct présidentiel est intact, en me fixant avec ses yeux sombres, derrière ses lunettes fumées: «Voilà ce que j'ai déjà écrit, de l'île de la Galite en 1953, aux autorités françaises», me dit-il. Il m'ordonna de lire à voix haute un passage de sa lettre : «(...) Notre pays est une nation de vieille civilisation arabe et de religion musulmane, un vieux peuple qui eut son heure de gloire, qui a une civilisation, une histoire qui s'est constitué en Etat, autour d'une dynastie faisant elle-même suite à quatre autres (hafside, ziride, fatimide et aghlabite) dont la plus ancienne remonte à la fin du VIIIᵉ siècle, au temps de Charlemagne et Haroun Errachid, s'imagine-t-on qu'un peuple aussi individualisé, aussi fier de son passé, va se laisser absorber, dissoudre dans une communauté étrangère? (...)» (lettre citée par Mohamed Mzali, ''Un Premier ministre de Bourguiba témoigne'', Sud Edition, Tunis, 2010, P. 413).

Aussitôt j'eus fini, il enchaîna : «J'ai toujours cru et je crois durement en ses capacités de surmonter ses difficultés; car l'histoire a montré que la Tunisie est une société tolérante, consensuelle et pragmatique. Elle sait s'adapter à son environnement et aux aléas de l'histoire: sa géographie fait d'elle un carrefour entre le nord et le sud, l'Orient et l'Occident, l'islam et la chrétienté. Elle n'est nullement pacifiste. Aussi, elle sait, s'il le faut [en brandissant sa canne avec un air grave, ses lèvres tremblèrent d'émotion], répondre impitoyablement à ses adversaires et ses ennemis.

Vos disciples comme vos adversaires, tous reconnaissent, sans exception, votre lutte acharnée et votre obstination à combattre la puissance coloniale et son arrogance. Nous vous devons beaucoup, monsieur le Président (devant mon complément le Président resta invincible, comme s'il savait que la suite aller être belliqueuse). Cependant, permettez-moi votre excellence (je marquai un temps d'arrêt pour m'armer de courage et dénouer ma gorge sèche. Le Président, comme à l'accoutumé, resta impérieux avec un regard tout de même conquérant, comme s'il chercha à gagner ma sympathie) de vous dire que pour beaucoup aussi votre règne est entaché par certains événements tragiques! Peut-être, n'auriez-vous pas dû instaurer un régime démocratique, du moins en prévoir les conditions, les règles, le processus, le multipartisme, pour préparer l'après votre règne?

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Bourguiba reçu par De Gaulle en 1962 à Rambouillet.  

Le Président en bégayant : Les mots sont lâchés: événements tragiques, régime démocratique, multipartisme, etc.

Après l'indépendance, la Tunisie avait besoin de projets et de beaucoup d'orgueil; il n'y avait pas place aux tergiversations et aux hésitations.

Les conflits politiques ne pouvaient que retarder notre démarrage vers la modernité: la lutte contre la pauvreté, la misère et l'ignorance, la généralisation de l'enseignement, la réforme du statut de la femme... Nous n'avions pas de temps à perdre.

Tous les mercredis soirs, je m'adressais à la nation dans un discours à la radio. Je tenais le pays en haleine. Les Tunisiens étaient accrochés à leur radio. J'expliquais méthodiquement les réalisations de la semaine et les projets à venir (passage inspiré de l'ouvrage de Béji Caïd Essebsi, ''Habib Bourguiba : Le bon grain et l'ivraie'', Sud Editions, Tunis, 2009, P.59).

Mais il a eu des crimes d'Etat, monsieur le Président?
Le Président sursauta: Ce qu'il y a de plus tragique ce ne sont pas les guerres d'indépendance contre l'étranger, ce sont les guerres civiles qui les suivent. J'ai évité cela à mon pays. (Phrase extraite du livre ''La Blessure''  de Jean Daniel, Ed. Grasset, Paris 1992, cité par BCE P.496).

Pensez-vous que la Tunisie court aujourd'hui ce risque?

Ces gens [les islamistes] qui prétendent être plus musulmans que les autres! Quel gâchis. Comme si nous n'étions pas tous musulmans, l'islam, enfin...l'Islam ! Tous ces jeunes gens qui maintenant, paraît-il, c'est ce que j'entends, c'est ce qu'on me dit, deviendraient des terroristes, feraient des complots alors qu'ils ont la chance de pouvoir étudier, de préparer l'avenir pour que le pays soit modernes. (Jean Daniel, cité par BCE P.497).

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Bourguiba: "Béji Caïd Essebsi était comme un fils pour moi; je lui avais tout appris, absolument tout!"

Ces gens, comme vous dites monsieur le Président, se méfient, semble-t-il, de la modernité !

(Silence... un sourire narquois) : Demandez donc aux femmes que j'ai libérées! Demandez-leur si elles se méfiaient! Je compte sur elles! Je n'ai confiance qu'en elles pour lutter contre l'obscurantisme! Bourguiba restera le grand l'unique libérateur des musulmans. (in jean Daniel).

Vous êtes donc confiant en la capacité des Tunisiennes et des Tunisiens à surmonter leurs difficultés, aujourd'hui?

Il en va de notre psychologie nationale; je vous l'ai déjà dit au début de notre entretien: «l'histoire a montré que la Tunisie est une société tolérante, consensuelle et pragmatique». La vérité qui crève les yeux, c'est que les conservateurs n'ont pas gagné et ne gagneront jamais les élections à la majorité absolue. De plus, depuis leur accession au pouvoir, vu leurs agissements et leurs pratiques, désormais le temps travaille contre eux. Ils seront mathématiquement écrasés.

Cela étant, votre rôle, vous les intellectuels, les journalistes, tous ceux qui ont une autorité sur la masse, est d'agir de telle sorte qu'à l'issue de cette triste parenthèse, le peuple tunisien, et plus particulièrement son aile la plus progressiste, moderniste, ne se trouve pas dans le camp des vaincus, c'est-à-dire réduite à une opposition pulvérisée.

Ayez la force de dominer vos divergences et vos ressentiments; la Tunisie a besoin aujourd'hui «(...) d'être guidée dans la voie sinueuse et pleine de méandres de la lutte libératrice» de l'obscurantisme! (M. Mzali, P.412, op. citée)

Vos disciples se disputent aujourd'hui votre héritage, monsieur le Président ! Nombreux qui se considèrent comme étant vos enfants spirituels : Monsieur Béji Caïd Essebsi, Docteur Hamed Karoui ou encore aujourd'hui le journaliste Omar Shabou; tous se considèrent comme des Destouriens et par-dessus tout des Bourguistes, fidèles à votre pensée!

(Un silence s'installa... le Président s'agita, sa lèvre basse trembla, une larme coula sur sa joue...)

Si Béji (un soupire profond, les yeux embués de larmes) n'est jamais venu me voir; il n'a rien fait pour m'ôter des griefs de l'autre (avec un geste de mépris! le Président ne prononce même pas le nom de son successeur) alors qu'il était comme un fils pour moi; je lui avais tout appris, absolument tout! J'ai lu son livre, je ne savais pas qu'il a des talents d'écrivain (un sourire narquois). Mais dans son «ouvrage» (encore un sourire moqueur, comme si le Président savoure sa revanche), il parle de lui à travers moi, Bourguiba! Ah lui, il a tout appris!

Si Béji devrait simplement parrainer le courant qu'il a impulsé ! Ainsi, il pourra mieux préserver le Bourguibisme car les conservateurs vont le trainer dans la boue et mon héritage avec. La jeunesse tunisienne, dont j'ai confiance, a besoin d'un guide et non d'un grand père.

Merci pour votre visite. On s'arrête là, aujourd'hui! Pour une prochaine fois!

* Professeur de sciences économiques et sociales.