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Le discours des élites politiques tunisiennes, toutes tendances confondues, se distingue par sa superficialité, son manque de constance et son éparpillement. Il épuise les énergies, entame l'enthousiasme et vide la révolution de ses motivations.

Par Moncef Dhambri

Dans une très large mesure, le débat politique en Tunisie du 14 janvier n'a cessé de nourrir le sentiment plausible que le discours des élites dirigeantes – qu'elles soient au pouvoir ou militent pour le conquérir – manque de profondeur et de pertinence. Leurs propos sont décousus et progressent par à-coups et tous, également, pèchent par omission de l'essentiel, par la pauvreté de la structure de leurs analyses, par leurs approximations, par les petits hauts de leurs prises de position et leurs bas abyssaux. Bref, le discours politicien en Tunisie souffre d'une indigence de sens et d'une très petite qualité de style.

A plus de deux années de révolution, l'on assiste à une confrontation gauche/droite très schématique, très vague et très ordinaire qui semble susciter de moins en moins l'intérêt du grand public. Et le risque est très sérieux de voir cette démobilisation gagner du terrain, devenir une désillusion et prendre les proportions d'un défaitisme généralisé, d'une indifférence endémique, voire d'une désertion totale, qui sont susceptibles d'engendrer inéluctablement l'émergence d'une nouvelle dictature.

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Ghannouchi et Ennahdha : Une tyrannie prendrait-elle la place d'une autre?

On reviendrait, donc, à la case départ: une tyrannie prendrait le place d'une autre, et le 14 janvier ne serait plus qu'une brève parenthèse.

Une histoire de trois blocs

Bien évidemment, me rétorquera-t-on, les faiblesses ou dysfonctionnements présents sont les résultantes d'une «révolution surprenante» et qu'ils font partie de l'apprentissage du jeu démocratique. Le temps ferait son œuvre et les confrontations entre les différences politiques finiraient, tôt ou tard, par gagner en substance, netteté, rigueur et maturité idéologiques, qu'elles s'élèveraient et produiraient un sens et une direction clairs.

Combien ce «tôt-ou-tard» durera-t-il? Pendant combien de temps ces bricolages idéologiques et les approximations programmatiques qui les accompagnent continueront-ils de malmener le contenu, la forme et la présentation de la

Révolution du 14 janvier 2011?

Globalement, le paysage politique tunisien présente aujourd'hui trois blocs majeurs. La distance d'un an et demi des élections du 23 octobre 2011 a eu raison de la centaine très largement dépassée de partis pour ne laisser sur la scène qu'une petite vingtaine de formations politiques «reconnaissables» et moyennement organisées qui, à l'approche des prochaines élections, pourraient se résumer à trois pôles d'attraction: la droite conservatrice(1), au pouvoir, qui gravite autour d'Ennahdha; et l'opposition formée d'un centre libéral mené par Nida Tounes, qui donne l'impression d'être fort, et d'une gauche ouvriériste, qui se veut populaire.

Les lignes de démarcation restent imprécises, car les objectifs des uns et des autres restent électoraux (électoralistes) et la démarche des appareils reste avant tout populiste – pour les uns aussi bien que pour les autres. Dans pareilles circonstances, le contenu du discours, ses référentiels, ses ancrages et son style sont pauvres, et, pour l'essentiel, la distinction idéologique demeure très vague.

Ennahdha, qui s'est attiré, dès le départ, les soutiens du Congrès pour la République (CpR) et d'Ettakatol et qui compte désormais sur l'appui de nouveaux associés, avoués ou secrets, domine la situation: le parti de Rached Ghannouchi contrôle sans conteste les rouages et les travaux de la Constituante, il y oriente les débats et pèse de tout son poids dans le processus décisionnel de cette institution représentative. Ennahdha dirige aussi les affaires du pays et n'a eu de cesse d'asseoir sa mainmise sur le pouvoir central et d'étendre son influence à travers le pays. La «légitimité électorale» du 23 octobre a ainsi permis aux décideurs de Montplaisir d'accaparer deux pouvoirs – le législatif et l'exécutif – et d'avoir leur mot à dire sur des questions fondamentales qui touchent au sort et à l'indépendance des deux autres pouvoirs – le judiciaire et la presse.

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L'opposition, qui était éclatée, cherche à recoller les morceaux. Au-delà des hommes, les idées et les programmes doivent suivre.

Tares et pratiques artisanales

L'opposition, qui était éclatée de multiples manières à la veille des élections de la Constituante, semble avoir appris quelques leçons (!) de sa cuisante défaite du 23 octobre 2011, s'est plus ou moins ressaisie, a recollé ses petits morceaux et, avec de maigres moyens politiques et autres, elle a tenté de présenter un front uni face à l'invasion et l'hégémonisme nahdhaouis. Ce sursaut et cette recomposition des «zéro-virgule-quelque-chose» ont donné naissance, grosso modo, à deux blocs oppositionnels: une coalition politique et électorale qui s'est formée autour de Nida Tounes et un front radical, lui aussi électoraliste, qui cherche coûte-que-coûte à se démarquer de la formation de Béji Caïd Essebsi et ses alliés.

C'est donc, grossièrement, entre ces trois acteurs principaux que se joueront les prochaines élections législatives et présidentielles. Ces trois protagonistes tenteront, durant les huit ou neuf mois à venir, de définir les termes du débat politique des prochaines années, confronter leurs idées et programmes et donner un sens concret et définitif aux «Dignité et Liberté» de la révolution du 14 janvier.

Le paysage politique, nous rassure-t-on, gagnerait ainsi en clarté, l'électeur saurait alors séparer le bon grain de l'ivraie et l'observateur pourrait théoriser sans beaucoup de difficulté.

Non, nous sommes loin, très loin, de cette situation idéale, de cette clarification nécessaire: pour plusieurs raisons, le débat politique traînera pendant longtemps les tares évoquées ci-dessus et les politiciens, de droite comme de gauche, ne se débarrasseront pas de sitôt de leurs «pratiques artisanales».

Le 14 janvier 2011 aura du mal à devenir révolutionnaire, car le départ de Ben Ali était inattendu et imprévu, et l'on a très vite découvert que le remplacement de l'ancien régime est une affaire bien plus grande, bien plus sérieuse et bien plus complexe que ce que l'on pouvait imaginer. Un simple bulletin de vote glissé dans une urne, la création d'une Constituante «représentative»(2) et la formation d'un premier gouvernement nahdhaoui bricoleur ne pouvaient en aucun cas suffire pour tourner la page de l'ère Ben Ali et assurer la saine transition démocratique.

Une fois la poussière de l'euphorie tombée, l'on a réalisé que le prix de la chute facile de la dictature de Ben Ali allait être élevé, qu'une véritable révolution se prépare, qu'elle a besoin de bien plus que de slogans, qu'elle se mérite par la valeur de ceux qui la mènent, par leurs visions claires, par leurs programmes détaillés, minutieux, calculés et chiffrés, et par la grande mobilisation, la conscience et maturité politiques de ceux qui les suivent.

Superficialité et inconstance

Or, nous n'avions et n'avons toujours rien de tout cela. Et la confusion du débat politique est la preuve la plus éloquente de ces carences de la révolution. Sans beaucoup détailler nos propos, notons tout simplement la manière avec laquelle la classe politique, la société civile (un terme qui, lui aussi, gagnerait à être défini) et le grand public «sautent du coq à l'âne».

En un temps très court, l'attention du pays se polarisera sur des sujets nombreux, variés et d'importances inégales. Retenons seulement, par exemple, qu'il y a eu à traiter, pêle-mêle et en l'espace de moins de deux mois, de l'assassinat de Chokri Belaïd, de la démission de Hamadi Jebali, de la polémique du Harlem Shake, les nouvelles du front syrien, la controverse Femen, les faits divers en tous genres, etc.(3)

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Le débat politique est brouillé par les ambiguités du gouvernement et les enquêtes phagocytées, notamment sur l'assassinat de Chokri Belaïd: qui a peur de la vérité?

La Tunisie a touché et touche encore à tout, à la fois. Elle effleure les sujets, les escamote et passe d'un questionnement à un autre, d'une crise à une autre. Et elle oublie inévitablement d'autres problèmes essentiels...

Cette superficialité, ce manque de constance, cet éparpillement et la légèreté avec lesquels la classe politique et ses élites ont traité de très nombreux dossiers ont épuisé tant d'énergies, consommé tant de temps, entamé l'enthousiasme, lassé les déterminations et fini par vider la révolution de sa motivation et son sens.

Toutes ces pertes – et bien d'autres plus graves à venir – servent les intérêts des comploteurs d'Ennahdha. Car, en dernière analyse, ce sont eux, et eux seuls, qui gagneraient à ce que les choses demeurent en l'état. Ce sont eux qui tirent les plus gros profits de la confusion révolutionnaire, de «l'innocence populaire»(4), des erreurs et myopies de l'opposition, de l'indifférence (manque de culture politique ou l'exclusion) de la jeunesse et des avidités trop maladroites d'un certain nombre de has been qui s'accrochent encore et encore, tout simplement pour régler quelques comptes avec l'Histoire...

Qu'est-il arrivé à notre 14 janvier, que tout le monde nous enviait? Pourquoi notre printemps s'est-il si vite transformé en automne lugubre et maussade? Ne méritions-nous pas liberté et dignité? Y avait-il une autre voie que celle des urnes du 23 octobre 2011?

A tout cela, certains n'ont qu'une réponse: Ennahdha, quelle malédiction!

Notes:

(1) Bien évidemment, le CpR et Ettakatol n'apprécieront pas que l'on puisse considérer que leur appartenance à la coalition gouvernementale leur vaille ainsi d'être mis dans le même sac conservateur que les Nahdhaouis. Notre réponse est simple: qu'ils nous expliquent, alors, les dégâts que cette alliance avec Ennahdha a causés dans leurs rangs, les scissions, les démissions et désertions. Qu'ils nous expliquent aussi les raisons qui ont poussé, à plusieurs reprises, certains de leurs dirigeants à adopter sur nombre de questions des positions plus nahdhaouies que celles des Nahdhaouis eux-mêmes.

(2) La notion de représentativité de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011 reste très approximative. Cette idée mérite sans doute une analyse plus approfondie. Il s'agira de déterminer avec plus de précision le taux de participation et la nature et le degré de motivation des électeurs. La «maturité» de ceux qui ont trempé leur index dans l'encre bleue remplissait-elle les conditions nécessaires à une véritable conscience politique? Et les candidats, représentaient-ils vraiment les meilleurs compétiteurs? Tant d'interrogations, en somme, qui remettent en cause cette représentativité de l'Assemblée nationale constituante (Anc) et la «légitimité» de la «troïka».

(3) Nous nous limitons à ces quelques exemples, et au passé récent, afin de ne pas compliquer encore plus notre tentative d'analyse. Il y aurait à ajouter, en vrac également, le processus d'islamisation de la société, les faux-pas et échecs nahdhaouis, la montée des criminalités. De quoi déclarer, sans aucune hésitation, que la révolution agonise... ou qu'un autre soulèvement «se prépare».

(4) Nous pensons, ici, à cette naïveté (ou immaturité) avec laquelle l'écrasante majorité du peuple aborde la chose politique. Aujourd'hui, cette majorité, qui n'est plus silencieuse, défend tout et son contraire, identifie les politiciens par des sobriquets, communique par ragots, répercute les rumeurs et reproduit à l'infini son insouciance et ses faiblesses. Ironisons: il s'agit d'une masse dont l'adhésion s'achète au prix d'un paquet de Choco Tom!