Harlem Shake Tunisie

Malheur à un pays dirigé par des vieillards qui, sous de faux prétextes religieux et identitaires, voudraient imposer une chape de plomb à toute une population à qui on interdit tout ce qui fait le sel de la vie.

Par Mohamed Ridha Bouguerra*

Comme chacun sait, les nombreuses vertus du persil et la bénéfique pratique de la danse ne sont plus à démontrer. Diurétique et stimulant gastrique, cette célèbre plante potagère de la famille des ombellifères, très prisée par les Tunisiennes et Tunisiens, entre très fréquemment dans la préparation de maints de nos plats quotidiens.

Quant à la danse, elle est, généralement, vivement conseillée car elle assouplit et raffermit les muscles, sans compter le bien-être qu'elle procure au moral des danseurs dont elle consolide les rapports sociaux.

L'inventivité des Tunisiens

Mais est-ce bien et réellement pour ces raisons qu'une vague de danse a déferlé sur le pays du nord au sud et a investi facs et lycées? Est-ce bien et réellement pour ces raisons qu'un bon millier de bottes de persil s'est vendu, que dis-je, s'est arraché en quelques heures, au prix astronomique de 20 dinars pièce?

Al Hiwar Ettounissi Persil

Acheter une botte de persil pour défendre la liberté d'expression. 

Un étranger, pas trop au fait de l'actualité chez nous, pourrait facilement s'imaginer qu'un vent de folie a touché nos jeunes qui se sont, soudain, mis à se déhancher dans des lieux publics. A moins qu'il n'explique cet étrange phénomène par les signes avant-coureurs de la belle saison et du printemps dont les prémices et l'arrivée précoce cette année auraient enflammé nos lycéens et étudiants des deux sexes.

Notre Béotien en matière de mœurs tunisiennes pourrait penser encore que la Tunisie est menacée d'une pénurie de persil comme elle a manqué dernièrement de lait, d'où, selon lui, cette hausse vertigineuse du prix du moindre bouquet de cette plante.

Chacun sait, cependant, sauf notre visiteur étranger évidemment, que la vérité est bien ailleurs. Elle réside dans l'inventivité des Tunisiens qui, après avoir étonné le monde par la Révolution du Jasmin, inaugurent de nouvelles formes pacifiques de résistance politique.

La vraie fausse vente d'une plante aromatique est, d'abord et avant tout, un soutien populaire à un média libre. C'est aussi la dénonciation de la domestication d'une télévision privée qu'un parti conservateur obtus cherche à étrangler et dont il a même décrété la mort lente en la privant de publicité. C'est donc un acte éminemment politique que des centaines de nos compatriotes ont accompli, ce jeudi 28 février, en se rendant au siège de la chaîne Al-Hiwar Ettounissi pour en renflouer les caisses étiques et, subsidiairement, faire l'acquisition de quelques brins de persil qu'ils ont fièrement arborés tout au long de cette journée.

Par ce geste si civil et citoyen, ils font la nique, au sens étymologique gallo-romain s'entend, aux hommes politiques aux commandes aujourd'hui et qui s'avèrent manifestement réfractaires aux règles élémentaires de la démocratie, aux droits de l'opposition à la saine critique et au respect dû à un avis différent.

Protestation contre un pouvoir coercitif

Pour être plus ludiques et plus spontanées à l'origine, les scènes de danse que l'on observe un peu partout dans le pays depuis samedi 23 février ne revêtent pas moins, dans le contexte politique qui est le nôtre actuellement, la nette signification d'un engagement citoyen. Si elles ont rapidement pris cette dimension politique, cela est dû, essentiellement, à un insigne pas de clerc commis par le ministre de l'Éducation nationale. Son principal tort a consisté à vouloir sévir et à prendre des sanctions là où il n'y avait aucune raison de le faire. Ne s'agissait-il pas, au début, d'une simple séance de défoulement général, organisée un samedi après-midi par les élèves du lycée Imam Moslem à El-Menzah qui ont initié ce mouvement devenu maintenant un phénomène de masses. Le premier éducateur du pays s'est ainsi attiré les critiques de tout le monde qui lui a opportunément rappelé les nombreuses occasions où il a manifestement manqué au devoir de sa charge. On aimerait lui dire ce que La Fontaine fait dire à l'écolier en train de se noyer à un bavard magister de village: «Hé! mon ami, tire-moi de danger,/Tu feras après ta harangue.»

Halem Shake Lycée imam Moslem

Une simple séance de défoulement général a pris une dimension éminemment politique. 

On lui a, généralement, reproché, en effet, outre sa déclaration déplacée et inutile contre les jeunes danseurs, son mutisme lors des nombreuses violations des établissements sous sa tutelle, investis par des éléments islamistes radicaux étrangers au monde de l'enseignement. On lui a remis en mémoire, pour l'occasion, son silence à propos de la profanation de l'emblème national dans nombre d'écoles et lycées par des salafistes qui y ont hissé, en lieu et place, leurs sinistres banderoles noires.

On lui a, également, imputé la lourde faute de manquer de psychologie et d'ignorer tout ce que cette farandole juvénile véhicule comme élan vital, détente intérieure et aspiration à une saine joie de vivre en société tout en maîtrisant son énergie et en domestiquant ses désirs.

Devenues une affaire politique, les séances de Harlem Shake se sont multipliées à travers le pays et ont pris la forme de protestation contre un pouvoir coercitif qui bride la jeunesse, sa fougue, son dynamisme et son irrépressible spontanéité.

La politisation de ces rassemblements de jeunes s'est davantage accrue avec les interventions violentes et musclées de groupes salafistes qui entendent imposer par la force ce qui est, selon eux, licite et ce qui ne l'est pas.

Dans plusieurs cas, comme à Manouba, les forces de l'ordre ont dû intervenir pour séparer les belligérants. A Sousse, ce sont des bombes de gaz lacrymogènes qui ont été utilisées afin de disperser des adolescents qui entendaient contester le pouvoir en place en dansant!

N'est-ce pas le lieu de dire: malheur à un pays dirigé par des vieillards qui ne se rappellent leur jeunesse turbulente que grâce à des groupes violents comme se plaît nostalgiquement à dire M. Ghannouchi!

Malheur à un pays dirigé par des vieillards qui méconnaissent les droits des jeunes à vivre à leur rythme, celui de la vie, de la jouissance et de la convivialité!

Malheur à un pays dirigé par des vieillards qui, sous de faux prétextes religieux et identitaires, voudraient imposer une chape de plomb à toute une population à qui on interdit tout ce qui fait le sel de la vie.

Ce genre d'étouffoir a, cependant, peu de chances d'atteindre son sinistre but dans un pays comme le nôtre, fort d'une jeunesse si dynamique, engagée et inventive. Où l'on est prêt à mettre le prix fort pour affirmer sa solidarité agissante ainsi que son aspiration à la liberté d'expression.

Alors vivent le persil et la danse comme nouveaux symboles de liberté !