Basma et Chokri Belaid

Basma, femme de Chokri Belaïd, ouvrant la voie à l'ambulance transportant le corps de son mari pour lui frayer un chemin, à l'avenue Habib Bourguiba, debout, le poing levé, avec le V de la victoire, le jour même où le leader a été tué, est une image d'une rare grandeur...

Par Jamila Ben Mustapha*

Comme beaucoup de Tunisiens, le 6 février, j'ai eu le sentiment d'une perte immense, irréparable, quand j'ai appris la nouvelle de la mort de Chokri Belaïd. Et j'ai expérimenté, une fois de plus, ce déphasage, cette non-coïncidence entre notre désir et la réalité, cette fatalité humaine qui fait que nous ne prenons, véritablement, conscience de la perte d'un être de valeur, que lorsqu'il est trop tard et qu'il n'est plus de ce monde, sans qu'il puisse savoir, lui, jusqu'à quel point il va être pleuré et dans quelle mesure son impact va être profond.

Le charisme s'exprimant à travers un regard de feu

Pourtant, j'appréciais, beaucoup, ses interventions télévisées, le charisme qui s'exprimait à travers son regard de feu, sa détermination révélée par le mouvement volontaire de sa mâchoire – me rappelant Bourguiba –, ses qualités de tribun hors pair, se résumant en un seul mot: la précision quasi-mathématique de son discours, la non-existence, en son sein, de tout élément oiseux ou verbeux, ses idées claires et rigoureusement enchaînées, ses capacités de synthèse, sa culture, l'amenant, par exemple, à brosser, en quelques minutes, la position avant-gardiste de la Tunisie dans le monde arabe, en rappelant, selon une chronologie exacte, tous les faits historiques prouvant cette spécificité.

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La dernière intervention du martyr Chokri Belaid sur la chaine Nessma du 05 Février 2013.

C'était aussi, un démocrate convaincu, comme le montre sa si belle image de la Tunisie comparée à un bouquet de roses aux multiples couleurs, renvoyant à la nécessité, pour tous, de coexister dans le même espace.

Bien sûr, la fin de la vie physique d'un grand militant, même si elle exprime, dorénavant, une absence irrémédiable, est, aussi, le point de départ d'un autre type de présence, parmi nous.

Olfa Youssef, s'adressant à sa veuve, dans une émission de la chaîne Ettounissia, lui a bien dit qu'il était passé de l'existence ordinaire, celle de tout un chacun, au niveau du symbole, et a ajouté que, dorénavant, il allait avoir, parmi nous, le degré le plus élevé de présence, celui de «la présence-absence».

Dorénavant, comme Farhat Hached, il a conquis, de haute lutte, sa place dans le palmarès des grands, à l'intérieur de l'Histoire de la Tunisie, et il est parti, lumineux et bref, comme une comète.

Le courage de vivre dangereusement

Nous garderons de lui l'image d'un être éblouissant qui aura eu le courage de vivre dangereusement, d'avoir eu une existence qui possède un sens, et de s'être battu jusqu'au bout, pour ses convictions. Plutôt que d'opter pour l'accumulation des années, encore moins, de connaître, comme beaucoup, la déchéance de la vieillesse, il aura préféré la qualité et l'intensité de la vie à la quantité des ans.

Cette mort a, aussi, été un révélateur. Les foules immenses qu'elle a jetées dehors, par un temps glacial, partout, à travers la république, en signe de protestation contre la violence et l'assassinat politique, m'ont fait penser à celles qui sont sorties, en Égypte, après la défaite du président Nasser, contre Israël, en 1967, pour l'empêcher de démissionner. Il n'y a pas, en effet, une seule, mais deux façons de plébisciter, d'accorder son vote à un personnage ou à un courant politiques: les urnes, ou les manifestations pacifiques. L'avantage, même, de ce dernier procédé est qu'il n'y a, si on l'emprunte, aucun risque de falsification ou de tricherie.

Cette mort a révélé aussi autre chose, une autre personnalité, celle de sa femme. Nous sommes, du coup, étonnés que tant de qualités réunies dans cette grande dame acceptaient de vivre cachées. Il est vrai qu'il faut l'humilité d'une femme pour accepter l'anonymat, avec la possession de tant de richesses morales, et pour ne les manifester que, contrainte et forcée par l'adversité.

Des affirmations comme: «Derrière tout grand homme, il y a une femme», parues à l'occasion de cette tragédie, sont peu appréciables. Non, on peut ne pas être d'accord avec l'adverbe «derrière». La langue doit évoluer avec les mœurs et on pourrait proposer de la remplacer par un autre : «À côté». Et à un moment où l'on parle, beaucoup, de menaces planant sur les acquis de la femme, en Tunisie, le comportement de Basma, plus que mille discours, ne vient-il pas conforter, dans la pratique, le féminisme, et annihiler toute description de la femme comme «être faible»? Pourquoi vouloir activer, à tout prix, les comparatifs «supérieur» ou «inférieur» quand il s'agit de l'homme et de la femme et ne pas les considérer, tous deux, comme des êtres humains susceptibles, chacun, autant, de force, que de faiblesse?

Basma opposant la loi du cœur à la raison d'Etat

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Basma khalfaoui:La femme qui a marqué les esprits par un discours calme et une attitude digne et touchante.

Basma, femme du grand Chokri Belaïd, ouvrant la voie à l'ambulance transportant le corps de son mari pour pouvoir, malgré la volonté des autorités, lui frayer un chemin, à l'intérieur de l'avenue Habib Bourguiba, en devançant le véhicule, debout, le poing levé, avec le V de la victoire, le jour même où il a été tué avec une violence inouïe, c'est un spectacle d'une grandeur telle que cette silhouette féminine atteint une dimension an-historique, éternelle, rejoignant les grandes figures mythiques des femmes méditerranéennes confrontées à la mort et opposant la loi du cœur à la raison d'Etat, comme Antigone défendant le droit, pour son frère Polynice, d'avoir une sépulture, contre la volonté de Créon, roi de Thèbes.

Cette comparaison de Basma avec Antigone, défendant, toutes deux, bec et ongles, les honneurs que l'on doit rendre à la dépouille de l'être cher, a pris, encore, sens, pour moi, à la fin du jour des funérailles, lorsque des menaces ont été reçues par la famille, portant sur la volonté barbare et macabre de déplacer ou de déterrer le cadavre de notre grand héros national Chokri Belaïd, du cimetière, nous rappelant la «Jahilya» antique telle qu'elle a été dépeinte par le théâtre grec, qui ne reconnaissait pas à tous, le droit de reposer en paix, après leur mort, et notamment au frère d'Antigone, considéré comme traître par le roi, qui avait interdit son inhumation.

Décidément, périodiquement, des attitudes primitives – provenant, aussi, des pays les plus développés, et faisant fi de tout progrès – reviennent à la surface, comme cette exhibition, sous le mandat du président américain, George W. Bush, lors de la deuxième guerre d'Irak, des cadavres des deux fils tués de Saddam Hussein devant les caméras du monde entier.

Ces éternels opposants à tous les régimes

Et notre Tunisie contient le pire comme le meilleur, deux camps qui se lorgnent, actuellement, face à face, sans qu'une possibilité de conciliation, entre eux, se profile à l'horizon. Comment faire coexister tout ce monde, d'autant plus qu'une des deux parties ne reconnait même pas, au niveau du principe, le régime de la démocratie et la nécessité d'acceptation de l'autre?

A partir de l'exemple du couple de Chokri et Basma Belaïd, on peut dire que la fonction d'opposant s'est transmise, au niveau public, de lui à sa femme qui a assuré qu'elle continuerait le combat de son époux. En littérature et en narratologie, à travers la diversité des récits, les analystes ont distingué des fonctions identiques qui se détachent des personnages, dont celle d'opposant – dans ce contexte, d'opposant au désir du personnage principal –. Cette disjonction entre la fonction d'opposant et les personnages divers qui peuvent la représenter, on peut la faire, aussi, en politique. Dans un pays, ce qui importe, ce n'est pas qu'elle soit attachée de façon permanente à un être, mais qu'elle existe et soit toujours représentée. Nous observons, d'ailleurs, qu'en Tunisie, il existe, à ce propos, 3 catégories de personnes: celles qui, comme Talleyrand, en France, au XIXe siècle, survivent à tous les régimes et suivent «ceux qui sont debout», selon l'expression de l'arabe dialectal; celles qui, fatiguées, après des années d'opposition, s'octroient le repos du guerrier en goûtant aux délices du pouvoir, risquant, alors de reproduire les tares de leurs prédécesseurs, de ceux qu'elles invectivaient, elles-mêmes, de la façon la plus acharnée; reste la troisième catégorie, la plus austère, la moins chanceuse, celle des éternels opposants à tous les régimes, condamnés, une fois pour toutes, à l'inconfort de se situer à rebrousse-poil de tout pouvoir.

La plupart des membres de notre classe politique, venus d'exil ou de prison, connaissant mal le réel tunisien et se trouvant occuper, du jour au lendemain, sans expérience administrative progressive, les plus hauts postes, n'ont pas manqué de faire des erreurs – et il s'agit d'un euphémisme –. Beaucoup de leurs dires et de leurs actes nous ont amusés. Il existe, en effet, deux façons de susciter le rire: volontaire ou involontaire. Autant la première est glorifiante, valorisante, autant la seconde risque de couvrir son auteur de ridicule. Dans la première catégorie, on trouve les humoristes, dans la seconde, quelques politiciens. Mais en nous faisant, si souvent rire, dans cette conjoncture si délicate, dans ce moment si préoccupant de notre histoire, «ces comiques, malgré eux», n'ont-ils pas fait acte de patriotisme – involontaire –?

* Universitaire.