Kapitalis publie ici la synthèse d'un long article intitulé ''Why Tunisia's leaders must resist urge for power grab'', publié par le site américain CNN.com, où l'auteure Sarah Chayes conseille aux dirigeants tunisiens actuels de résister à l'envie de s'accrocher au pouvoir.Kapitalis publie ici la synthèse d'un long article intitulé ''Why Tunisia's leaders must resist urge for power grab'', publié par le site américain CNN.com, où l'auteure Sarah Chayes conseille aux dirigeants tunisiens actuels de résister à l'envie de s'accrocher au pouvoir.

Synthèse traduite et commentée par Moncef Dhambri

Sarah Chayes se trouvait à Tunis la semaine dernière, et a donc assisté au séisme de l'assassinat de Chokri Belaïd et son enterrement, pour conclure que «la Tunisie et sa révolution sont en crise».

Réorienter la transition tunisienne

L'auteure est frappée par un contraste qui jette l'effroi. Les scènes qu'elle a retenues offrent, écrit-elle, des images distordues, totalement défigurées, de ce que le Printemps arabe pouvait représenter: «là où il y avait euphorie et union nationale, en 2011, il y a les manifestations de la semaine dernière qui mettent à nu des conflits qui ne cessent de s'approfondir et de diviser, chaque jour encore plus, les Tunisiens».

Sarah Chayes ne désespère pourtant pas: «la crise actuelle cache, quelque part, une chance», l'espoir de voir le bout du tunnel. L'issue dépendrait, selon elle, d'Ennahdha et de sa volonté «de réorienter la transition en Tunisie et de redonner, une fois encore, au pays le droit de servir de modèle pour la région (...), d'être toujours la success story des Réveils arabes».

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Des affrontements entre les forces de l'ordre et des manifestants venus condamner l'assassinat de Chokri Belaid.

Il s'agit pour la Troïka d'apprendre à faire la part des choses, «de se débarrasser de la myopie de ses objectifs partisans, d'être un arbitre neutre – au nom de l'intérêt suprême du pays – et de mettre en œuvre une fois pour toutes les changements» que requiert l'urgence.

L'auteure rappelle également les nombreuses erreurs des dirigeants nahdhaouis et leurs mauvaises interprétations des raisons qui ont poussé les Tunisiens à se soulever contre le régime de Ben Ali: pour la journaliste américaine, Ennahdha a eu tort de laisser la question religieuse occuper la place centrale du débat politique et économique en Tunisie.

Aujourd'hui, écrit-elle, «la frustration est au plus haut point parce qu'Ennahdha a négligé ce pourquoi les Tunisiens sont descendus dans la rue, il y a deux ans (...) et s'est bornée à placer ses membres à tous les échelons de l'administration et de l'appareil de l'Etat (...) pour traduire sa suprématie électorale en une fermeture durable du pouvoir».

La conquête nahdhaouie facilitée par la désunion de l'opposition

Sarah Chayes n'oublie pas, non plus, de décocher une flèche assassine à l'adresse de «l'opposition laïque»: les faiblesses de cette dernière (trop divisée, en manque de moyens, déconnectée des réalités des masses populaires urbaines et des populations rurales chaque jour plus appauvries) auraient fait la force d'Ennahdha et expliqueraient le terrain très étendu que le parti au pouvoir occupe.

La conquête nahdhaouie, la journaliste américaine ne manque pas de le signaler, tient aussi au pragmatisme de ses dirigeants et à leur démagogie. Elle constate, par exemple, que les nombreux bureaux d'Ennahdha à travers le pays ne chôment pas: ces ruches nahdhaouies grouillent de militants dévoués et zélés qui offrent aux habitants les services les plus variés (cours de soutien gratuits aux écoliers et lycéens, aide matérielle en tous genres, solution express aux tracasseries administratives, etc.).

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Plusieurs personnalités ont tenu à accompagner la veuve de Chokri Belaid dans sa douleur au domicile du martyr.

Oui, insiste-t-elle, l'espoir est encore permis en Tunisie et «la fenêtre de l'opportunité n'est pas encore fermée». Ailleurs, en Occident par exemple, des révolutions, mieux préparées et mieux dirigées, ont mis deux ou trois décennies avant de se stabiliser, de trouver équilibre et repères. «Toute crise, martèle-t-elle, reste une opportunité».

Ennahdha, saura-t-elle saisir cette chance? Saura-t-elle s'élever au-dessus de ses instincts partisans et se soumettre, en conciliateur honnête, pour servir tous les Tunisiens, s'interroge Sarah Chayes.

La solution est aux mains d'Ennahdha

Ce sursaut d'Ennahdha, explique la journaliste américaine, tiendrait au soutien que les Nahdhaouis accorderont (ou n'accorderont pas!) à l'initiative du «réfractaire» Premier ministre provisoire Hamadi Jebali de dissoudre son gouvernement et former une équipe de technocrates, pour ce qui reste de la période de la transition jusqu'aux prochaines élections.

La solution, Sarah Chayes l'a compris, est entre les mains de Rached Ghannouchi et ses disciples du Majlis Choura d'Ennahdha. Mme Chayes l'a dit tout haut, aujourd'hui. Demain, l'on peut parier que Messieurs Obama, Kerry, ou autres officiels américains, le diront encore plus fort, car les Etats-Unis ont beaucoup misé sur la réussite de la Révolution du 14 janvier.

Cette analyse est d'autant plus intéressante qu'elle est le fruit d'observations faites sur place par une journaliste chevronnée, Sarah Chayes, 50 ans. Avec un très consistant bagage professionnel et des récompenses qui font référence dans le domaine journalistique, Sarah Chayes a pu «rouler sa bosse» à travers le monde (Europe, Afrique, Asie et pays du Printemps arabe) et produire des écrits qui ont mérité l'attention de ses collègues, suscité des polémiques et attiré l'écoute des officiels américains.
Mme Chayes est aujourd'hui experte (en lutte contre la kleptocratie et la corruption) auprès de la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Carnegie Endowment for International Peace), une organisation non-gouvernementale ainsi qu'un think tank global.

Sarah Chayes a également servi, à partir de 2010, comme conseillère spéciale de l'Amiral Mike Mullen, qui fut le 17e chef d'état-major des armées des États-Unis (de juin 2007 à septembre 2011) avant qu'il soit remplacé à cette fonction par le Général Martin Dempsey. Autant dire, donc, que la journaliste a plus d'une corde à son arc et qu'elle est introduite dans les cercles de la décision à Washington.

Mieux encore : la journaliste a visité la Tunisie à 8 reprises, depuis notre Révolution du 14 janvier. Ses impressions, ce qu'elle a pu récolter sur le terrain et ses opinions pourraient donc influencer l'approche et la démarche de l'administration Obama: l'avis de Sarah Chayes finira tôt ou tard, pensons-nous, par transparaître, directement ou indirectement, sous une forme officielle. Il en est ainsi aux Etats-Unis: le pouvoir du journalisme «complète» la décision politique.