Considerations sur le meurtre de Chokri Belaid

Les islamistes, à travers ce qu'ils insinuent et ce qu'ils déclarent, ne conçoivent pas d'être écartés du pouvoir, ni par les urnes ni par la rue. Mais pour garder le pouvoir, remporté démocratiquement, tout est-il permis?

Par Ahmed Chebbi*

 Le mercredi 6 février, la Tunisie se réveille, traumatisée, sur la nouvelle de l'assassinat de Chokri Belaid, figure emblématique de l'opposition nationaliste et démocrate tunisienne sous l'ère de Ben Ali ainsi que sous celle de Ghannouchi. Abattu lâchement par quatre balles à bout portant devant chez lui, Chokri Belaid s'apprêtait le matin même à rencontrer Houcine Abbassi, secrétaire général de l'Ugtt, pour mettre en œuvre le projet d'un congrès national contre la violence politique.

Une fracture de facto

Suite à des obsèques populaires digne d'un héros national, et qui ont permis à des centaines de milliers de Tunisiens de manifester contre le pouvoir islamiste (1,4 millions de personnes d'après le ministère de l'Intérieur). La Tunisie entérine de facto la fracture entre un clan démocrate et un clan qui ne l'est point.

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Plusieurs dizaines de milliers de personnes assistaient aux funérailles de l'opposant tunisien Chokri Belaid

L'échiquier politique tunisien commence ainsi à prendre forme laissant entrevoir deux blocs: celui des démocrates formé par le Front Populaire (gauche-nationaliste) et par l'Union pour la Tunisie (centre gauche composé par Al Jomhouri, Nida Tounes et Al-Massar) et un deuxième bloc formé essentiellement par les islamistes de tout bord au sein d'Ennahdha, ceux qui veulent gouverner d'en haut (les dits modérés) et ceux qui veulent s'imposer d'en bas (les-dits salafistes), épaulés par deux sous-fifres pseudo-laïcs: le Congrès pour la république (CpR) et Ettaktol. Le premier constitué d'une fine sélection de second couteaux nahdhaouis avec à leur tête une ratatouille idéologique du nom de Moncef Marzouki, le second un club de retraités très fermé qui cherche la gratification du pouvoir pour son militantisme «soft» sous Ben Ali.

Depuis l'assassinat de Chokri Belaid, les accusations fusent de part et d'autre et laissent émerger deux théories: la première étant celle d'un assassinat perpétré par un groupe proche de Nida Tounes visant d'un seul coup à compromettre l'équipe au pouvoir et à se débarrasser d'un sérieux concurrent dans l'opposition. La deuxième tendance est celle qui accuse Ennahdha d'être derrière cet assassinat politique, ce parti n'ayant de cesse de protéger les dépassements répétés des milices violentes qui, au nom de l'islam ou de la révolution, s'attaquent en toute impunité à tout ce qui s'oppose au pouvoir en place et à sa vision monochromatique de la chose publique: partis politiques, medias, syndicats, artistes, etc.

La piste non-islamiste

Cette piste privilégiée par les amateurs des théories de complots et de psychologie inverse, suppose suivant un raisonnement simpliste qu'Ennahdha n'a aucun intérêt à assassiner ses opposants et que de tels actes ne peuvent que nuire au parti de Rached Ghannouchi.

Certes, une idée qui n'est pas totalement fausse à court terme mais qui ne prend pas en compte la vision globale des islamistes et leur projet de domination progressive de l'espace public et de conformisme idéologique.

Des membres de la coalition au pouvoir sont même allés jusqu'à accuser Béji Caid Essebsi d'être derrière ce crime. Cette théorie mise dans le contexte actuel perd rapidement de sa substance car la montée en force de Nida Tounes sur tout les plans montre que ce parti et ses alliés n'ont pas besoin d'avoir recours à la violence politique pour consolider leur position de plus en plus dominante dans les sondages d'opinion.

Il serait aussi impensable dans un pays où la police politique sévit encore, que les services de renseignements n'aient pas été alertés de la planification d'assassinats politiques ordonnés par l'opposition. Ce service qui, depuis la prise du pouvoir des islamistes, est directement contrôlé par Montplaisir (où se trouve le siège d'Ennahdha) n'aurait sans doute pas hésité à divulguer une quelconque activité suspecte du parti de M. Caid Essebsi pour le discréditer définitivement aux yeux des Tunisiens, se débarrassant ainsi du seul parti capable de tenir tête aux islamistes lors d'hypothétiques élections.

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Des sièges du parti islamiste Ennahda incendiés dans tout le pays suite à la mort de Chokri Belaid.

La piste islamiste

La piste qui inculpe le pouvoir, ou du moins l'aile radicale de celui-ci, semble plus plausible tant les arguments parlent d'eux-mêmes. Pendant ces dernières semaines, les responsables islamistes et à leur tête le chef provisoire du gouvernement et le ministre de l'Intérieur, ont déclaré Chokri Belaid ennemi public numéro 1 à cause du pouvoir de nuisance que voyait en lui Ennahdha et ses alliés, suite aux événements de Siliana.

Le charisme de feu Belaid et sa capacité à rassembler les foules et à conduire la contestation sociale dérangeaient les islamistes qui voyaient en lui le leader potentiel de toute révolte sociale pouvant faire chuter Ennahdha. Ajouté à cela la campagne de dénigrement dont faisait l'objet Chokri Belaid dans les mosquées à travers les prêches quotidiens l'accusant d'être athée, non-croyant, et ennemi de l'islam, tous ces éléments islamistes faisaient de lui un homme à abattre pour «le bien de l'islam en Tunisie». Chokri Belaid faisait ainsi l'objet de menaces de mort quotidiennes l'accusant de vouloir perturber le travail des islamistes et lui ordonnant de se retirer de la sphère publique pour sauver sa vie.

Les islamistes, à travers ce qu'ils insinuent et ce qu'ils déclarent, ne conçoivent pas d'être écartés du pouvoir, ni par les urnes ni par la rue.

Ainsi va le projet des Frères musulmans de part le monde: user de la démocratie comme outil de transition afin d'imposer par le haut des idéaux fondamentalement anti-démocratiques. Cette stratégie implique l'assainissement de la scène politique de toute voix dissidente qui pourrait jouir d'un soutien populaire. Ceci expliquerait aussi les menaces de morts à l'encontre d'autres leaders d'opinion dans le pays tels que Béji Caid Sebssi, Ahmed Nejib Chebbi et d'un bon nombre de journalistes influant tels que Moez Ben Gharbia, Naoufel Ouertani et Haithem Mekki.

Il y a aussi les révélations de plusieurs figures de la classe politique et de la société civile (Ahmed Nejib Chebbi, Lazhar Akremi, Tahar Ben Hassine, Zied El Hani ainsi que des syndicats du ministère de l'Intérieur) concernant l'infiltration des sphères sensibles du ministère de l'Intérieur par des hommes de main de Rached Ghannouchi qui feraient partie de l'aile armée d'Ennahdha sous Bourguiba. Dans un contexte de partage du butin électoral, Rached Ghannouchi, dans un souci d'équité, aurait ainsi placé ces paramilitaires dans un domaine où leurs expériences pourraient être mises à bon usage.

Pour finir, comment passer outre ce contexte de violence et d'insécurité extrême qu'Ennahdha a cherché à mettre en place et à alimenter à travers des groupuscules salafistes et des milices de «protection de la révolution» qui prennent la relève pour semer la terreur dans le camp des opposants à travers leurs actions «coup de poing» contre toutes les activités de l'opposition. Une déclaration cynique de Ghannouchi, trois jours après la mort de Chokri Belaid, qui disait en substance que cet assassinat était un acte ordinaire dans un contexte révolutionnaire, vient malheureusement corroborer ce dernier argument.

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Le journaliste Zied El Hani à sa sortie du tribunal .

Pourquoi maintenant

Les dernières semaines ont connu l'accélération du rapprochement entre les différents fronts de l'opposition, en parallèle avec la décadence de l'équipe au pouvoir. Ainsi, après l'unification de la gauche nationaliste dans un Front Populaire et l'unification du centre gauche dans l'Union pour la Tunisie, Chokri Belaid œuvrait dans les coulisses pour un rapprochement entre les deux principaux blocs de l'opposition, visant une alliance politique (non électorale) qui sonnerait le glas de l'expérience islamiste au pouvoir.

Chokri Belaid, en vrai patriote, pragmatique et fin tacticien politique, avait compris que le salut national imposait des alliances qui devaient transcender le traditionnel clivage politique au sens économique et social pour ne pas laisser échapper l'espoir d'un état républicain et démocrate.

* - Universitaire.