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Dans cette 2e partie de l’entretien à Kapitalis, le mathématicien, économiste et universitaire franco-tunisien, propose quelques pistes concrètes pour aider à la relance de l’économie tunisienne.

Entretien conduit à Paris par Jamel Dridi


 

Kapitalis : En matière d’emploi, qu’est ce qui concrètement pourrait être mis en place immédiatement pour résorber un peu le chômage, notamment dans les régions intérieures ?

Elyes Jouini : La solution ne viendra pas de l’Etat seul. Il a promis la création de 40.000 emplois notamment grâce à un recrutement exceptionnel de 20.000 employés dans la fonction publique et c’est un effort considérable car les emplois créés doivent correspondre à de vrais besoins et il y va de la dignité de ceux qui les occuperont.

Il faut monter en puissance dans le programme Amal qui a permis ou permettra à 200.000 jeunes de retrouver leur autonomie grâce à une allocation mensuelle et de retrouver le chemin de l’emploi grâce à une réinsertion professionnelle et une re-qualification.

Car il faut rappeler qu’un diplôme n’est pas un métier et il nous faut reconnaître que parmi les torts causés au pays par les années Ben Ali figure la dégradation, la dévalorisation des diplômes ! On a acheté du temps et du calme en dévaluant les diplômes. Le retour de balancier a été terrible pour les instigateurs de cette politique : ces mêmes diplômés, en vertu même de ces diplômes, ont exigé des emplois à la hauteur des diplômes qu’on leur avait distribués. Il nous faut avoir le courage de dire aux diplômés qu’il leur faut passer par une re-qualification et il nous faut mobiliser tous les efforts et toutes les énergies pour mettre en place ces programmes de re-qualification.

Cela nécessite aussi des moyens et c’est dans ce genre d’actions ainsi que pour le programme de grands travaux que les aides financières internationales sont utiles et fondées. Certes il s’agit de dette mais d’une dette pour financer des investissements, des investissements pour développer le capital humain, le seul capital que notre pays est en mesure de faire fructifier rapidement et le seul à même de nous propulser parmi les pays émergents.


Elyes Jouini

Comment aider au développement des Pme ? Et booster la création d’entreprises ?

Comme je l’ai mentionné précédemment, je plaide pour une consultation nationale sur la mise en place d’un Small Business Act à la tunisienne. Il nous faut créer un environnement dans lequel l’esprit d’entreprise est récompensé, mettre en place un régime fiscal à taux réduit pour les Petites et moyennes entreprises et les Très petites entreprises (Pme/Tpe), rendre l’administration plus réactive aux besoins de ces deux catégories d’entreprises, faciliter leur accès aux marchés publics et aux financements appropriés, améliorer les qualifications au sein des Pme/Pmi, promouvoir l’innovation en leur sein et encourager l’off-shoring.

Il nous faut réduire les distorsions fiscales causées par le régime forfaitaire et peut-être limiter le régime forfaitaire aux seuls petits exploitants exerçant dans certains quartiers et zones populaires tout en révisant les taux d’imposition du chiffre d’affaires, les moyens de contrôle et les conditions d’éligibilité.

Il faut également encadrer le secteur informel et le faire migrer vers le secteur structuré. Selon une note de notre think-tank ‘‘Idees’’, la conversion d’une partie de ces derniers permettrait, à raison d’une contribution de seulement 150 dinars par an – alors que les 375.476 forfaitaires ne paient actuellement que 50 dinars par an –, d’augmenter les recettes de l’Etat de 38 millions de dinars, et de créer des emplois dans le secteur des services juridiques et comptables et dans l’administration fiscale.

Nous préconisons également de mettre en place un régime fiscal propre aux Pme et aux Tpe en le soumettant à un taux d’imposition se situant entre 10 et 15%.

Booster la création d’entreprises nécessite de développer l’esprit d’entrepreneuriat dans la formation, dans le discours et dans les actions de soutien : mise en place d’incubateurs, de pépinières, de concours se start-ups, de réseaux d’entrepreneurs, mobilisation de business angels…

On insiste beaucoup sur les investisseurs étrangers alors qu’il y a des investisseurs tunisiens qui semblent attentistes ; qu’en pensez-vous et que faut-il faire pour les inciter à investir ?

Il y a effectivement énormément d’attentisme mais comment en serait-il autrement en l’absence d’un discours clair et rassurant, en l’absence de conditions minimales de sécurité, en l’absence de débat et de dialogue avec les partenaires sociaux ?

Le système bancaire joue-t-il efficacement son rôle actuellement  (consommation intérieure…) ?

Le secteur bancaire tunisien occupe une place non négligeable dans l’économie du pays. Les services financiers contribuent à environ 3% au Pib. La masse salariale distribuée dans le secteur s’élève à plus de 400 millions de dinars, soit 3,6% de la masse salariale totale. On recense 18.000 emplois directs, sans compter les sociétés financières affiliées. Le réseau de guichets a plus que doublé en vingt ans.

Il faut cependant consolider et assainir le système bancaire pour qu’il joue enfin son rôle de moteur de la croissance notamment au niveau régional et de lutte contre l’exclusion au plan social. Ce rôle social des banques tunisiennes devra se traduire par la mise en place d’outils permettant la mobilisation de financements pour des investissements régionaux de manière souple et rapide.

Pour améliorer la fonction de prêt utile à la croissance, les banques tunisiennes sont acculées à relever un défi celui de l’amélioration de l’analyse du risque et de la formation ainsi que l’instauration d’une gouvernance bancaire proches des standards internationaux.

Enfin, la balkanisation de l’espace bancaire est contre-productive. L’intégration financière, à une échelle maghrébine, est une mesure indispensable au bon climat des affaires et à une dynamique entrepreneuriale trans-maghrébine.

Je tiens enfin à attirer l’attention sur le fait que le Plan Jasmin qui a conduit à la création de la Caisse des dépôts et de consignation et du Fonds Ajyal n’est pas une fin en soi ! Les structures ainsi créées sont indispensables mais elles ne sont que la tuyauterie. Bel exercice de plomberie mais manque encore le fluide vital qui va circuler à travers ces tuyaux et surtout le terrain que ce fluide va pouvoir arroser à la sortie du robinet !

Sans compter que l’extrême technicité et les exigences en ressources humaines très qualifiées de ce Plan doivent nous amener à être extrêmement vigilants quant à sa mise en œuvre. Le Plan constitue un tout dans lequel la qualité des recrutements et les conditions offertes ne sont pas la partie la moins importante du dispositif. Négliger ce point reviendrait à perdre tout le bénéfice du dispositif et conduirait, en fin de compte, à avoir un ou deux «machins» de plus et une couche bureaucratique supplémentaire, sans aucun impact positif concret pour notre économie.

Comment attirer des investissements étrangers ayant un réel impact sur l’emploi ?

On n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Les investisseurs ne viendront que lorsqu’ils seront rassurés. Quelques jours après le 14 janvier 2011 et malgré le grand climat d’incertitudes, j’arrivais à faire signer à plus de 200 d’entre eux www.investindemocracy.net le texte suivant « Nous sommes certains que l’instauration d’institutions démocratiques sera le meilleur rempart contre les risques de moyen et long terme. C’est pourquoi nous sommes plus que jamais confiants dans les perspectives de développement économique de la Tunisie. Les opportunités d’investissement, les restructurations, le niveau de qualification de la main d’œuvre, la maîtrise des nouvelles technologies et la proximité géographique avec l’Europe, font ainsi de la Tunisie un partenaire économique qui partagera désormais, de plus, avec l’Europe, les mêmes valeurs démocratiques et de transparence. La Tunisie sera, dans les années à venir, l’un des centres économiques les plus attractifs de la Méditerranée. C’est le meilleur moment pour s’y positionner et pour participer activement à la construction de ce futur.»

Il semblerait malheureusement que nous ayons régressé depuis au lieu de progresser. La recette reste cependant la même : les valeurs démocratiques et la transparence non pas en mots mais en actions !

Quels partenariats économiques, avec qui et comment ? Certains évoquent la mise en place d’un marché de libre circulation Tunisie/Libye (qu’en pensez-vous d’un point de vue économique ?).

Nos partenaires sont avant tout européens aujourd’hui et euromaghrébins demain. Je crois en la Méditerranée comme zone de croissance partagée et je crois en la capacité de la Tunisie d’être un acteur important de cette zone. La Libye peut constituer un potentiel de développement important pour la Tunisie. De nombreux Tunisiens y ont déjà travaillé, les relations entre les deux pays sont excellentes, la langue, la culture, les traditions sont très proches, les besoins en termes de reconstruction sont énormes, les grands acteurs internationaux intéressés par l’eldorado libyen peuvent avoir intérêt à s’appuyer sur des intermédiaires et des sous-traitants tunisiens qui ont déjà une connaissance du pays, de l’environnement… Il est donc évident que nous nous devons de nous y positionner. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la normalisation de la situation en Libye peut prendre beaucoup plus de temps qu’initialement anticipé.

Pouvez-vous présenter ‘‘Idees’’ ? Son but et sa plus value dans le cadre du débat économique ?

Le motto d’Initiative pour le développement économique et social (Idees) est : «La révolution a rendu l’impensable possible, l’objectif de cette initiative est, beaucoup plus modestement, de rendre possibles l’indispensable et le nécessaire.»

Les promoteurs d’‘‘Idees’’ ont la ferme conviction que la réussite de la transition démocratique en Tunisie est tributaire d’un mieux être économique et que ce dernier repose sur l’absolue nécessité de :
- repenser le développement régional pour placer les régions au cœur du débat et réduire la fracture qui s’est opérée entre une Tunisie émergente et une Tunisie délaissée pendant des décennies ;
- redonner un avenir aux jeunes en développant l’emploi et la compétitivité de notre économie dans le respect de normes sociales ambitieuses et en assurant à nos enfants une éducation et une formation de qualité ;
- mobiliser tous nos atouts pour libérer la croissance économique dans le cadre  d’une économie pleinement intégrée à l’économie maghrébine, méditerranéenne et internationale.

Les promoteurs sont également convaincus que la révolution tunisienne n’est pas un hasard ni un accident de l’histoire, elle résulte d’une évolution et d’une maturité ; elle peut s’ancrer dans une tradition de réflexion et la régénérer. L’objectif de cette Initiative est donc d’organiser, d’animer et de nourrir la réflexion de l’ensemble des acteurs concernés (partis politiques, Gouvernement, acteurs économiques, acteurs de la société civile).

L’objectif d’ ‘‘Idees’’ est donc de :
- faire un état des lieux, commenter les évolutions en cours, participer au débat, mettre l’évolution économique au cœur du débat ;
- définir une vision réaliste du pays, ambitieuse et motivante, à moyen et long terme ;
- définir un projet porteur pour les 5 prochaines années ;
- dresser la liste des actions prioritaires et structurantes à mener à court terme (deux ans) afin d’atteindre les objectifs fixés à moyen terme ;
- faire vivre le projet en mettant en place les instances de suivi, d’information et de communication nécessaires pour que le grand public puisse contribuer à et s’approprier la vision portée par ‘‘Idees’’.

Lire aussi :
Elyes Jouini dresse l’état des lieux de l’économie tunisienne (1-2)