Le mathématicien, économiste et universitaire franco-tunisien, membre de l’Institut universitaire de France, brosse à Kapitalis un tableau sans complaisance de la situation de l’économie tunisienne.  

Entretien conduit à Paris par Jamel Dridi


 

Kapitalis : D’un point de vue général, quel est votre avis sur la situation économique tunisienne actuelle ? (merci de présenter une photographie avec quelques grands indicateurs)

Elyes Jouini : La situation est préoccupante voire inquiétante. Je ne dis pas cela pour mettre la pression sur tel ou tel acteur (gouvernement, syndicats, patronat…) mais je le dis en toute objectivité et je reprends les mêmes termes que ceux d’un article publié en avril dernier et qui s’intitulait «De la peine, des larmes et de la sueur».


Elyes Jouini

On a coutume de dire que la vie humaine n’a pas de prix mais qu’en revanche elle a un coût. Il en est de même de la révolution. Et dans les deux cas, cela ne signifie pas qu’il faut l’abréger mais bien au contraire la protéger et mettre en œuvre tous les mécanismes préventifs pour éviter que ne s’installent les maux faciles à combattre aujourd’hui mais qui faute de soins immédiats deviendront incurables demain.

Les données macroéconomiques parlent d’elles-mêmes :
•    la croissance économique a été nulle pour 2011 ;
•    le chômage touche presque 800 000 personnes contre 520 000 en 2010 ;
•    des bassins miniers et industriels sinistrés (la perte enregistrée dans le secteur des phosphates est de 1 milliard de dinars) ;
•    un environnement économique mondial très fortement dégradé ;
•    des investissements directs étrangers (Ide) en chute libre de près de 30% ;
•    un déficit budgétaire en hausse de 3 à 5% et un stock de réserves de change égal à 5 mois d’importations ;
•    une productivité très dégradée.

Soyons clairs : ceux-là mêmes qui ont fait la révolution, ceux-là mêmes qui ont exigé de la dignité et du travail à la hauteur de leurs qualifications, à la hauteur des sacrifices de leurs familles et des espoirs d’ascension sociale entretenus par tous, ceux-là sont à même de se révolter à nouveau car presque rien n’a été fait jusqu’ici pour soulager leurs peines et pour répondre à leurs attentes.


Elyes Jouini

Si presque rien n’a été fait, nous en portons collectivement la responsabilité : grèves illégales et vandalisme, gouvernement de transition en permanence contesté et mis dans l’incapacité d’agir, atermoiements et perte de temps dans le processus politique de transition… Mais la question aujourd’hui n’est pas celle de la détermination des responsabilités, c’est celle des solutions à mettre en œuvre, aujourd’hui, tout de suite !

Quelles sont les 3 ou 4 mesures urgentes que la Tunisie devrait appliquer pour relancer l’économie ?

Il faut restaurer la sécurité et le dialogue social. Il faut mobiliser les efforts et galvaniser les énergies. Puisque nous avons désormais un gouvernement légitime, il doit monter au créneau, expliquer, convaincre, faire œuvre de pédagogie, rassurer, imposer l’ordre !

Le peuple, les partenaires sociaux ne doivent avoir aucun doute quant à l’agenda du gouvernement : sauver l’économie, créer de l’emploi, générer du bien être ! Aucun autre agenda politique ou sociétal ne doit brouiller le message de la guerre contre le chômage et pour notre survie car c’est bien de cela qu’il s’agit, la survie de notre modèle et de notre révolution.

Parmi les actions immédiates, lancer un programme de grands travaux. Non pas pour faire du Keynesianisme pour le Keynesianisme. C’est-à-dire non pas juste pour créer de l’emploi mais parce que les grands travaux, dans le cadre d’un programme bien conçu, peuvent tout à la fois : 1- créer des emplois immédiats ; 2- désenclaver les régions intérieures qui en ont tant besoin et qui ne se développeront qu’au prix de ce désenclavement ; et 3- faire de la Tunisie une future plate-forme logistique régionale capable de desservir l’Algérie, la Libye, le Niger…

Il faut également libérer les énergies en matières d’entrepreneuriat et d’investissement et je plaide pour un «Small Business Act» à la tunisienne. Le code d’incitation aux investissements est aujourd’hui dépassé et il ne permet aujourd’hui d’attirer, au mieux, que des chasseurs de primes. Il faut donc lancer un vrai programme de soutien aux investissements et d’aide à l’emploi qui soit économiquement efficace et socialement équitable.

Quid du G8 ?  Pourquoi les aides promises dans ce cadre tardent-elles à être mobilisées ?

Comme j’ai souvent eu l’occasion de l’écrire, le G8 n’est pas une banque et ce que le gouvernement Caïd Essebsi a négocié avec le G8 ce ne sont pas des financements mais c’est un cadre de travail, le fameux partenariat de Deauville. Ce partenariat implique non seulement les pays du G8, mais également les organismes de financement multilatéraux (BM, Fmi, Bad, Berd, Bei…) et tous les pays qui souhaitent s’associer à ce partenariat.

S’il a été négocié avec le G8, ce n’est pas parce qu’il est le reflet d’une nouvelle colonisation des faibles par les forts, comme cela a été dit et répété par certains mais parce que – je peux le dire aujourd’hui – aucun accord n’a pu être trouvé dans le cadre du G20, certains des pays du G20 n’ayant pas intérêt à la réussite de notre révolution et du modèle tunisien en général !

Ce que le G8 a donc permis de faire, c’est d’aligner les objectifs et les modalités d’action des différents partenaires. C’est ainsi que Bei, Bad, BM ont annoncé leur disposition à monter en puissance dans leur soutien à l’économie tunisienne. C’est ainsi que l’Afd a participé au financement de notre économie via une aide à la balance des paiements. C’est ainsi que la Berd a admis la Tunisie comme Etat membre et comme Etat susceptible de bénéficier de ses financements.

Le gouvernement Caïd Essebsi n’a pas souhaité aller plus loin parce qu’il ne s’en sentait pas la légitimité. Il a négocié les conditions et mis en place le contexte pour que le gouvernement élu puisse avoir dès le 1er jour tous les leviers d’action à sa disposition. C’est un temps précieux que nous sommes désormais en train de perdre car il s’est passé 3 mois depuis les élections !

A suivre

Elyes Jouini propose des pistes de relance de l’économie tunisienne (2/2)