Les  salariés de Jal Group ont pu reprendre le chemin de leur usine de Menzel Jemil, les 7 et  8 avril, à la suite d'un accord signé entre la direction, les syndicats et l’Union régionale du travail. Décryptage d’une entente unilatérale parfaite.


Rappel: les ouvriers du site de production de chaussures de sécurité appartenant à la banque italienne Progressio Sgr réclamaient une grille de salaires et des fiches de paie transparentes, la possibilité d’une évolution de carrière et le départ de leur directeur général, Karim Marzouk, à qui ils reprochaient ses attitudes humiliantes et son refus de tout dialogue.
Après l’occupation de son bureau le 24 mars dernier, le DG les avait accusés d’agressions physiques et verbales, dires démentis par les salariés, mais qui avaient amené les actionnaires à fermer de suite le site et à menacer de quitter définitivement la Tunisie.

Quel accord a été signé du 6 avril au gouvernorat de Bizerte?
Celui-ci stipule que la société «versera les salaires des ouvriers du mois de mars conformément aux jours travaillés dans un délai de trois jours après la reprise du travail.» En d’autres termes, les ouvriers seront payés pour leur travail. Ils n’en attendaient pas moins.
«Toutefois des mesures disciplinaires ont été prises à l’encontre des neuf employés responsables des incidents survenus.» En effet, neufs salariés syndiqués sont actuellement mis à pied. Ils nient tout acte de violence physique. Espérons qu’une enquête sérieuse et impartiale sera menée afin de mettre à jour la vérité.
«Le directeur général de Jal, Karim Marzouk, s’engage à ouvrir une nouvelle page basée sur le respect mutuel et le dialogue avec ses employés.» Voilà officialisé un constat: il n’existait donc pas de respect mutuel et de dialogue.
Comment cet accord a-t-il pu être accepté par les salariés? Quid de leurs revendications? Regardons de plus près le paysage qui entourait ce que l’on a appelé «les négociations». Il s’appuyait sur deux piliers: Karim Marzouk, qui se présente en défenseur de son entreprise et qui bénéficie d’une tribune ouverte dans la presse, et sur la menace de re-délocalisation des actionnaires.

Le sauveur d’emplois de Jal
Jeudi 7 avril, jour de la réouverture de l’usine pour le personnel administratif, sortait un communiqué de presse émanant du groupe industriel indien Rahman qui démentait les propos publics tenus la semaine dernière par Karim Merzouk: «Quand on a voulu vendre l’usine en difficultés à des investisseurs indiens qui voulaient délocaliser une grande partie de ses activités en Inde, j’ai refusé pour préserver les emplois.»
Karim Marzouk dit vrai: il s’était en effet battu contre la reprise du groupe Rahman et soutenait la candidature de la société anglaise Crf, cabinet de consultants sans culture industrielle et sans assises financières solides.
Or, les courriers adressés en février et mars 2010 par le groupe Rahman au même Karim Marzouk, au ministre du Développement et de la Coopération internationale, au Conseiller général auprès du président et au Premier ministre de l’époque, attestent de son engagement à non seulement ne pas délocaliser l’usine, mais de plus à ramener en Tunisie une partie de sa production indienne...
Dans des courriers ultérieurs, le groupe dénonçait auprès des instances gouvernementales «une campagne de dénigrement et de déstabilisation». Plaintes qui ne reçurent pas de réponses.
Karim Marzouk aurait simultanément «informé» les actionnaires vendeurs de Jal d’un prétendu véto du gouvernement tunisien au rachat par Rahman, véto dont n’a jamais eu connaissance ce dernier.
Nous ignorons l’implication et l’imbrication de Karim Marzouk vis-à-vis de l’ancien pouvoir en place dans cette affaire discutable. Certains  avancent, par contre, qu’il était très proche d’Imed Trabelsi, qui venait régulièrement dans les usines Jal, sa dernière visite datant de deux semaines avant la révolution.

Les conditions du soi-disant départ de Jal
Déjà majoritairement soumis à la précarité de leurs Cdd à répétition, les salariés ont plié devant cette ultime menace: plus d’usine en Tunisie. Et si ce n’était que pur bluff?
Avec environ 7 millions de paires de chaussures de sécurité vendues, dont 6,5 millions fabriquées en Tunisie, Jal est le leader européen de son marché, ses premiers concurrents se situant à un peu moins de trois millions de paires. Il n’existe, à ce jour, aucun site ni capacités industrielles en Europe de l’Ouest et de l’Est susceptibles d’absorber un tel volume de production, y compris en répartissant les fabrications.
Outre les problèmes de qualité de fabrication et de délai de production et de livraison, une relocalisation en Asie se concevrait difficilement en moins de minimum douze mois. Cela ne pourrait de plus se faire que par sous-traitance, à moins de racheter un acteur chinois majeur, ce qui paraît difficile, long et coûteux.
Au final, les prix seraient au total comparables, mais Jal perdrait tout avantage pour les produits réalisés en sous-traitance pour ses clients grands distributeurs européens, soit environ la moitié de son activité
De plus, pour transférer une production, il faut disposer des moules d’injection correspondant à la fois aux produits et aux machines. Ces moules sont aujourd’hui en Tunisie. Il faudrait donc les dupliquer ou les déménager, ce qui pose des problèmes de coût, de faisabilité et de risque sur une interruption longue de l’activité.

L'épisode final
Il semble que, par leur volonté d’être considérés comme des partenaires sociaux à part entière, les salariés de Jal aient eux aussi voulu «ouvrir une nouvelle page» de l’histoire de leur entreprise, qu’ils défendent quotidiennement par leurs compétences et leur savoir-faire. Il semble aussi que la force guerrière d’une économie mondialisée  se soit appuyée sur des contre-vérités et sur leur seule faiblesse: la nécessité de reprendre le travail de toute urgence. Quand on gagne si peu, il devient vite dramatique d’être interdits d’usine, comme ce fut le cas durant deux semaines.
Quant aux dernières déclarations du directeur général affirmant que les salaires de Jal étaient meilleurs que le salaire de base tunisien, elles sont le coup d’estocades: nous avons vu de nombreuses fiches de paie qui prouvent le contraire.
Il semble bien que les cartes étaient truquées, mais leur effet risque d’être durable: il s’appelle «la peur».

Mireille Pena