Après Mexico et Istanbul, Marseille accueille du 12 au 17 mars, le Forum Mondial de l’Eau. Un événement qui mériterait mieux l’appellation plus juste de Foire Mondiale de l’Eau, tellement loin d’être un véritable Forum d’échange d’idées.

Par Habib Ayeb*


Cette rencontre internationale n’est en réalité pas autre chose qu’un gigantesque supermarché où tout est à vendre : savoir-faire et technologie de l’eau, sciences hydrauliques et ingénierie de l’eau, modèles de gestion de l’eau, rationalisation et efficience de l’eau, politiques de l’eau... rareté et pollution de l’eau et discours catastrophistes sur l’eau...

Un discours culpabilisateur bien rodé

Venez, entrez, servez-vous et surtout-surtout mettez vous bien ça dans la tête : si l’eau manque et est de plus en plus polluée et difficile d’accès, c’est à cause de vous. Vous gaspillez trop d’eau ; vous n’utilisez pas les nouvelles technologies ; vous irriguez trop pour produire des aliments que vous pourriez acheter à moindres coûts sur le marché national ou international ; vous tirez trop de fois par jour la chasse d’eau ; vous vous servez trop souvent de votre baignoire... et vous laissez même le robinet couler pendant que vous vous brossez les dents... Vous voyez bien que vous êtes à l’origine de la crise hydraulique qui nous guette... Alors, arrêtez de parler du prix de l’eau et de refuser le principe de la tarification. Reconnaissez que l’eau a un prix que chaque consommateur doit payer indépendamment de sa couleur, de son âge, de son sexe, de sa religion et surtout de son statut social... Un discours bien rodé avec les formules et les mots qu’il faut, juste pour réduire la question de l’eau à une histoire de comportements individuels et pour faire de cette ressource vitale un simple produit de marché... cela s’appelle injustice, exclusion sociale, dépossession et déni des droits humains fondamentaux...


Une ressource rare, très rare en Tunisie

Et si l’on remettait à plat l’ensemble de ces affirmations, discours, fausses évidences et réalités supposées ? Si l’on discutait des vraies problématiques de l’eau et surtout de celles liées aux conditions d’accès à l’eau et des injustices insupportables face à l’eau ? Alors parlons-en.

L’eau est un droit humain fondamental

Il n’y a pas besoin d’être un grand scientifique pour savoir que rien de vivant ne peut résister longtemps à la soif. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, rien ne pourrait survivre à un manque réel d’eau. Par conséquent, boire, manger (eau pour produire) et demeurer propre sont des conditions biologiques pour survivre physiquement. Juste pour vous convaincre, un chiffre dramatique : 3,6 millions de personnes meurent annuellement dans le monde à cause d’un manque d’accès à une eau réellement potable et quantitativement suffisante. Avouez que c’est un drame humain insupportable...

Mais au-delà de ce chiffre choquant et dramatique qui rappelle que l’absence d’accès à l’eau est la première cause de mortalité dans le monde avant les guerres, les famines, les maladies…, il faut aussi rappeler que les 2/3 de la population mondiale manquent d’un accès sécurisé à l’eau et sont donc directement ou indirectement exposés aux mêmes risques. En attendant, partout dans le monde mais aussi en Tunisie, des millions de personnes, qui nous bassinent tous les jours avec des discours culpabilisant sur les gaspillages de l’eau, sa rareté, l’obligation morale de la «protéger», la nécessité environnementale et économique de sa tarification..., ne boivent que de l’eau en bouteille même là où l’eau de robinet est réellement potable et parfois même très bonne. Certains le font par goût et «confort», mais la grande majorité le fait d’abord pour se protéger contre les différentes maladies d’origines bactériologiques ou chimiques que la consommation de l’eau de robinet peut provoquer. C’est donc l’instinct de protection et de survie qui pousse ces derniers (il m’arrive d’en faire autant) à payer très cher l’eau qu’ils boivent.


Barrage de Laâroussia

Le problème vient du fait que tout le monde n’a pas cette possibilité financière de ne consommer que l’eau en bouteille pour se protéger. Les autres sont donc obligés de se limiter à l’eau accessible qui ne sort pas toujours des robinets et, dans tous les cas, pas toujours potable. L’absence totale d’eau tue en quelques heures, mais la consommation d’une eau de qualité moyenne peut vous laisser un peu de temps, à moins que vous n’ayez vraiment pas de chances... Alors que le groupe à l’eau en bouteille utilise le vocabulaire des experts comme rareté, manque, rationalité, efficience, coût... pour justifier la tarification et parfois même la privatisation (c’est connu, le privé est plus efficace que le public) et exiger que tout usage et toute consommation de l’eau soient payés et ce indépendamment des conditions sociales et économiques du consommateur.

Souvent la tarification de l’eau défendue par presque tout le monde, y compris les écologistes et les militants de gauche, est donnée au mieux comme incitation à protéger une ressource rare et au pire pour sanctionner les gaspillages. Le gaspillage, ce mot magique qui permet de dire tout et n’importe quoi, est l’un des problèmes les plus présents dans les discours culpabilisants qui dominent les débats. Les exemples avancés sont désormais bien connus : le robinet qui coule pendant qu’on se brosse les dents, les chasses d’eau qui fuient, le lavage des sols à grande eau (les femmes responsables...)... Sur un plan moins domestique, l’irrigation traditionnelle est souvent mise en avant pour signifier l’ignorance des paysans et les forcer à en payer le prix cher (toujours la sanction...). Ces discours fonctionnent, parce que techniquement ils sont indiscutables. Mais, en réalité, ils permettent de cacher les vrais gaspillages et empêchent les vrais débats sur l’eau. Comment débattre quand on se sent coupable ?

Les vrais et faux gaspillages

Pourtant, si les gaspillages existent, ils ne sont pas là où on veut le faire croire et les gaspilleurs (volumes) ne sont pas ceux qu’on croit. Il suffit de voir ce qu’il y a derrière les images et les clichés pour mieux comprendre. Oui dans les familles tunisiennes, relativement modestes, les plombiers ne passent pas tous les jours et il n’est pas rare de voir des robinets (quand il y en a) qui fuient. Il n’est pas rare non plus de voir les femmes nettoyer leur maison à grande eau... Mais si les pratiques comptent, ce sont les volumes consommés qui importent le plus en termes de «protection» de la ressource mais aussi en terme de privation. Ces familles modestes utilisent en fait très peu d’eau... jamais ou très rarement une douche par jour mais une à trois fois par semaine. A Saida Manoubia, quartier situé à moins d’une demi heure du centre ville de la capitale, une mère de famille, qui partage sa maison avec deux enfants mariés et leurs enfants, a tout simplement supprimé la douche et l’a remplacée par un simple tuyau pour décourager la surconsommation d’eau et réduire ainsi sa facture. Pendant l’hiver quand les douches froides deviennent plus difficiles, le nombre de douches et les volumes d’eau utilisés dans ces familles baissent automatiquement puisqu’il faut faire chauffer de l’eau dans une casserole pour pallier à l’absence de chauffe-eau. Même les brosses à dents ne servent pas tous les jours par manque d’habitude souvent. Mais ce genre d’habitudes est aussi une question sociale et économique.


Barrage de Tamerza, sud-ouest de la Tunisie

Le manque de douche qu’aucune personne de la classe moyenne ne pourrait supporter devient chez les familles modestes une économie d’eau forcée et une privation à la fois injuste et dangereuse en termes de santé publique et d’hygiène ; chez les familles plus aisées, la consommation d’eau est forcément plus élevée et parfois le gaspillage est plus que prouvé : les nombreuses douches, les bains, le jardin, la piscine, sans compter la chasse d’eau de plusieurs litres qu’on vide pour le moindre petit pipi... et ce pour ne considérer que les consommations directes. Je précise que même dans ces familles les plombiers ne passent pas toujours. J’en sais quelque chose pour en faire partie par mes revenus, mes fonctions, mon statut social et mes pratiques.

Par ailleurs, il y a aussi les consommations indirectes d’eau sous forme de produits alimentaires, et là aussi les comparaisons sont signifiantes. Quelques chiffres, qui permettent de montrer que les gaspillages ne sont pas forcément là où on veut le faire croire. Il faut 1.000 litres d’eau pour produire un kilo de blé, entre 10 et 15.000 litres pour produire un kilo de viande rouge, 10.000 pour un kg de viande de mouton ou de chèvre, 6.000 pour les volailles, et de 500 à 1.000 pour les légumes. Ces chiffres ne doivent choquer et, encore moins, culpabiliser personne. Mais l’on sait ce que consomment les riches et ce que consomment les plus modestes... et ces chiffres montrent où se situent les vrais gaspillages.

Enfin, dernière source de gaspillage décriée par les experts, les politiques, les «élites» et, malheureusement, une large partie de la société civile : l’irrigation traditionnelle. Alors parlons-en aussi. Il serait trop long et trop technique de dresser ici un comparatif entre l’irrigation traditionnelle et l’irrigation dite moderne, celle du paysan et celle de l’ingénieur. Disons seulement que là aussi on se trompe de coupables. Les paysans, qui ont notamment maintenu et entretenu les oasis pendant des centaines d’années, n’irriguaient jamais au-delà de leurs besoins alimentaires. Ils avaient développé une science de l’irrigation et un savoir-faire en termes de gestion de la ressource extrêmement riches et diversifiés et dont témoignent les archives, les récits et les «réalisations» dont certaines fonctionnent encore aujourd’hui, quoique en disparition rapide. Une preuve ? Les sources «naturelles» d’eau qui fournissaient l’eau d’irrigation des oasis du sud tunisien ne sont taries que depuis une vingtaine d’années ce qui coïncide avec le développement de l’irrigation «moderne» dans les marges arides ou steppiques. Soumis à un stress hydraulique de plus en plus fort, ces oasis millénaires sont en train de mourir lentement mais sûrement. Il nous en restera quelques belles cartes postales et quelques éléments de musées.

Paradoxalement, et alors que ces espaces oasiens, véritables réservoirs de biodiversité, disparaissent sous nos yeux, jamais l'irrigation n'a été aussi importante. Toute la science moderne, les politiques économiques, l’investissement publique et privé, le modernisme des experts et des écolo-modernistes y participent. Dans le monde, les surfaces irriguées ont augmenté à un rythme de 2 à 3% par an entre les années 1970 et maintenant. Ainsi, la surface totale est passée d’environ 0,8 millions d’hectares en 1970 à environ 270 millions d’hectares aujourd’hui. Alors que l’irrigation ne consommait qu’environ 40% de l’eau disponible dans les années 1970, elle en accapare aujourd’hui plus de 70%. Entre-temps, si la production agricole totale a fortement augmenté pendant la même période, la production alimentaire n’a pas suivi la même courbe n’enregistrant qu’une croissance inférieure à 2% par an. On voit ainsi que l’extension extraordinaire de l’irrigation grâce à de grands investissements publiques et privés n’a pas été uniquement au profit de la production alimentaire.

En Tunisie, les surfaces agricoles irriguées sont passées d’environ 60.000 hectares au lendemain de l’indépendance à environ 450.000 hectares aujourd’hui. Soit une multiplication par environ 8 en moins de 50 ans. A ce rythme, la crainte d’une véritable crise hydraulique risque de devenir une triste réalité.

Une étude très sérieuse réalisée par le Commissariat régional du développement agricole (Crda) assure qu’au rythme de la consommation actuelle les nappes profondes du sud-est du pays (la Djeffara) seront totalement épuisées aux alentours de 2050. Une information complémentaire : alors que dans les oasis traditionnelles, les paysans paient l’eau d’irrigation, sous des appellations et des déguisements divers, les investisseurs-irriguants dans la steppe, grâce à des sondages profonds, ne paient pas un millime et ne subissent aucun contrôle sur les volumes d'eau «pompés». Faut-il préciser aussi que le développement de l’irrigation en Tunisie comme ailleurs, n’est que partiellement destiné à augmenter la production alimentaire mais à cultiver prioritairement des produits agricoles destinés à l’export dont les primeurs, les fleurs et des plantes d’agréments. Alors où se situent les gaspillages et qui doit en payer le prix ?

L’eau pour lutter contre la pauvreté et l’invisibilité sociale

On a vu plus haut que l’eau est un besoin vital dans le sens biologique du terme. Heureusement, rares dans notre pays sont ceux qui se trouvent directement exposés au risque de mourir de soif. Mais sachons que ceci est le cas dans beaucoup de pays dans le monde.

Le vrai problème dans notre pays est la difficulté d’accès à une eau suffisante en quantité comme en qualité. Encore aujourd’hui beaucoup de nos concitoyens ne disposent pas d’un accès direct à l’eau (un robinet à domicile) et doivent donc soit aller la chercher, parfois loin, ou l’acheter à des prix incomparables à ceux du réseau public d’eau potable, soit consommer les eaux de pluies, traditionnellement récupérées et stockées dans des citernes qu'on appelle «majel» ou «fasqia», ou exploiter des puits plus ou moins profonds.

Ainsi, les difficultés d’accès à l’eau potable par le prix, la distance ou l’absence, pénalisent une partie non négligeable de la population et particulièrement des familles vivants dans les régions marginales ou marginalisées et les quartiers populaires et pauvres des grands villes. La situation de ces familles est d’autant plus injuste et dangereuse qu’elles subissent avec encore plus de dureté les manques d’infrastructures et d’accès à l’assainissement.

L’addition du manque d’accès à l’eau et de celui d’accès à l’assainissement est incontestablement un facteur de développement des problèmes de santé individuelle et publique et de la marginalisation sociale.

Si vous vous cherchez un travail, un logement ou juste une existence sociale normale (pouvoir sortir dans l’espace public sans être ignoré, évité et stigmatisé, rencontrer des compagnes et des compagnons...), il vaut mieux être bien portant, propre et correctement habillé. Autrement vous êtes tout simplement invisible, vous n’existez pas, vous ne comptez pas ou si peu et vous êtes ainsi condamné à rester éternellement dans la pauvreté et la marginalité sociale et économique.

Si la tarification de l’eau n’est certainement pas à l’origine de cette forme d’exclusion qui commence par l’absence de propreté et aboutit à la marginalisation et vice-versa, elle ne peut que l’aggraver et l’enraciner. Même symboliques, la tarification et le conditionnement de l’accès à l’eau et à l’assainissement ne peuvent que nourrir et favoriser le sentiment destructeur d’exclusion sociale.

Pour une politique sociale et écologique de l’eau

Alors faut-il adopter la gratuité totale, quitte à favoriser les gaspillages et accélérer les processus d’épuisement et de détérioration de la ressource ? Non. Cela serait non seulement irrationnel et dangereux mais réellement criminel.

Pour une politique sociale et écologique de l’eau il faut respecter deux principes fondamentaux : le principe des droits humains, dont celui d’accéder inconditionnellement à une eau suffisante et potable et le principe de conserver rigoureusement les ressources hydrauliques (volumes et qualités) pour les générations futures. Le premier principe suppose un accès total, continu, sécurisé et gratuit à l’eau potable pour toute personne vivant dans le pays et à hauteur de ses besoins biologiques et sociaux (boire, manger, être sain et propre...). Ces besoins sont généralement situés entre 50 et 100 litres d’eau par personne et par jour et il ne sera pas trop difficile de convenir d’une moyenne réaliste. En même temps, ce principe exige aussi un accès inconditionnel et adéquat à l’assainissement.

Le second principe suppose une limitation draconienne de toutes les formes de gaspillage en fixant des tarifs très élevés et en surtaxant toute consommation qui dépasse les besoins vitaux moyens qui doivent être convenus et fixés par la loi. L’argent ainsi collecté sur la surconsommation permettra non seulement de limiter les gaspillages mais aussi de couvrir les frais d’acheminement et de fourniture de la «tranche» gratuite et les frais de l’assainissement. Justice, lutte contre la pauvreté et protection de la ressource. Ce même principe suppose aussi la limitation des gaspillages dans l’irrigation.

Trois conditions s'imposent pour y arriver: a) soutenir l’irrigation paysanne pour maintenir la biodiversité et éviter que des milliers de familles ne se trouvent brutalement dépossédées de leurs outils premiers de travail et de leurs sources principales de revenues ; b) Interdire toute nouvelle extension des superficies actuellement irriguées ; c) surtaxer toute production agricole non alimentaire et en interdire l'exportation.

Qu’il s’agisse de l’eau potable ou de l’eau d’irrigation, ces choix de politiques hydrauliques sont non seulement immédiatement applicables et justifiables mais ils sont, à mon sens, les seuls choix qui peuvent assurer à la fois la justice sociale, le respect des droits humains, la protection des ressources et le développement durable. J’entends déjà les grognements que ne manquera pas de provoquer le principe de la gratuité que je propose et que je défends ici. Je ne tiens pas à polémiquer. Puis-je juste répondre en avance que nous ne serions pas les premiers ? Déjà plusieurs Etats indiens, l’Afrique du Sud post apartheid, la Bolivie et le Népal l’appliquent depuis plusieurs années déjà. De l’avis de tous, les résultats sont impressionnants.

Mais que les commerçants de l’eau et de la soif continuent à organiser les foires et les sommets mondiaux sur l’eau et qu’ils continuent à nous imposer leurs choix technologiques, politiques et économiques. Qu’ils continuent à dominer le monde par les règles de marché qu’ils développent et défendent à longueur de communications savantes et de discours «rationnels». Qu’ils soient rassurés, le discours et les options que je défends sont malheureusement encore trop minoritaires, mais, attention, plus pour très longtemps encore. En fait, combien coûte l’organisation du Forum Mondial de l’Eau à Marseille ?

* Géographe tunisien, Université Paris 8 et Paris 10, France, Université Américaine du Caire – Egypte.