On parle beaucoup de l’invasion chinoise et, à un degré moindre, indienne en Afrique du Nord, y compris en Tunisie. Pourtant, cette région reste une  destination très marginale pour les flux commerciaux et les investissements chinois et indiens. La Tunisie, quant à elle, génère la plus faible part de ces flux dans la région. Ridha Kéfi



C’est ce qui ressort de l’étude sur ‘‘La présence économique chinoise et indienne au Maghreb’’, présentée par la chercheuse Françoise Nicolas, lors du séminaire sur ‘‘Le Maghreb dans son environnement international et régional’’, organisé à l’Institut français des relations internationales (Ifri), le 14 juin, à Paris.  

Phénomènes appelés à s’amplifier
Tant concernant le commerce international que les Investissements directs étrangers (Ide), l’on assiste certes à un phénomène nouveau: l’Afrique du Nord (Egypte, Libye, Tunisie, Algérie et Maroc) attire de plus en plus de nouveaux partenaires commerciaux et investisseurs, au premier chef desquels la Chine et l’Inde. Si ces phénomènes restent embryonnaires, ils sont cependant appelés à s’amplifier. L’Inde, et surtout la Chine, voient, en effet, depuis les années 2000, leurs échanges commerciaux avec la région augmenter très fortement.
Ce qui intéresse la Chine et l’Inde en Afrique du Nord, ce sont moins les ressources pétrolières et minières, bien que celles-ci demeurent importantes, que «la proximité du marché européen, mais aussi des marchés africain et moyen-oriental, de même que l’existence de marchés locaux conséquents, du fait de niveaux de vie nettement supérieurs à ceux des pays d’Afrique sub-saharienne», note Françoise Nicolas.  
Les pays de la région sont en effet un bon débouché pour les exportations chinoises et indiennes de biens de consommation comme le textile, les appareils électroménagers et même certains produits alimentaires. En forte hausse depuis 2000, les exportations chinoises et indiennes vers les cinq pays objets de l’étude connaissent une forte accélération depuis 2003, surtout vers l’Egypte et, à un degré moindre, l’Algérie et le Maroc. Ces exportations sont cependant 6 à 7 fois plus importantes dans le cas de la Chine (13 milliards € en 2007, contre 2 milliards € pour l’Inde).
La Chine est aujourd’hui le 2e partenaire commercial du Maroc (derrière l’Union européenne, Ue), le 3e de l’Egypte et de la Libye (derrière l’Ue et les Etats-Unis), le 4e de l’Algérie et le 5e de la Tunisie. Avec la Chine, les pays nord-africains sont toutefois systématiquement déficitaires: la région a du mal à exporter vers cet immense pays. La Chine, par exemple, génère le 2e plus gros déficit commercial pour la Tunisie. Ce qui fait dire à Mme Nicolas: «Globalement, les deux grandes économies émergentes asiatiques restent des partenaires commerciaux relativement modestes pour les pays nord-africains (…) de la même manière, du point de vue de la Chine et de l’Inde, les cinq économies [nord-africaines] sont des partenaires commerciaux globalement négligeables.»

Investissements en hausse, mais faibles

C’est donc surtout à travers l’investissement que Chine et Inde s’affirment en Afrique du Nord. Mais là aussi, cette région n’occupe encore qu’une part microscopique dans l’ensemble des Ide sino-indiens. Les motivations des deux acteurs sont toutefois similaires, et répondent, selon la chercheuse, «au besoin d’accéder aux ressources naturelles de la région, notamment en hydrocarbures, pour soutenir leur développement ; à une stratégie d’internationalisation des entreprises, dans le secteur des télécommunications par exemple ; à une volonté d’accéder aux marchés locaux, dans les secteurs automobile ou cosmétique par exemple, et aussi aux marchés régionaux, moyen-oriental, africain, voire européen ou américain, en exploitant, avec la bénédiction des gouvernements, les accords préférentiels dont dispose l’Afrique du Nord».
En dépit de l’expansion des Ide en provenance de la Chine et de l’Inde observée dans les pays étudiés au cours de la période récente, ces pays ne semblent pas encore constituer une priorité ni pour la Chine ni pour l’Inde. Les chiffres, à cet égard, sont têtus.
Ainsi, en 2007, l’Afrique dans son ensemble n’a recueilli qu’un peu moins de 4% des stocks d’Ide chinois dans le monde. La situation apparaît un peu plus favorable du côté des investisseurs indiens, puisque l’Afrique totalise 12% des flux d’Ide indiens entre 2000 et 2007. Mais en montants absolus, les volumes restent tout aussi faibles: l’Inde a investi 2.968 millions de dollars états-uniens (M$US) en Afrique depuis 2003, contre 2.878 M$US pour les investisseurs chinois.
La part de l’Afrique du Nord ne représente que 14% de l’ensemble des Ide chinois vers l’ensemble de l’Afrique, à égalité avec le seul Nigéria et derrière l’Afrique du Sud. Ces 14% sont répartis entre l’Algérie (8,8%), l’Egypte (2,9%), la Libye (1,6%), le Maroc (0,7%) et la Tunisie (0,1%), qui attire ainsi le plus faible volume d’Ide asiatique dans la région.
Comme dans le cas de la Chine, la part de l’Afrique du Nord dans l’ensemble des flux d’Ide indiens vers l’Afrique ne représente que 5%. Ce taux se répartit entre la Libye (3%), le Maroc (1%), l’Egypte (0,5%), l’Algérie (0,3%) et la Tunisie (0,2%). Selon la Reserve Bank of India, aucun de ces 5 pays ne figure parmi les 10 principales destinations des Ide indiens à l’étranger.
En Tunisie, par exemple, la France, l’Italie, l’Allemagne  et la Belgique constituent, depuis toujours, les premières sources importantes d’Ide. Les principaux investisseurs sont donc européens et ils risquent de le rester encore longtemps. Les pays du Golfe et les Etats-Unis viennent en seconde et troisième positions. Très loin devant les investisseurs asiatiques.
En 2007, la Fipa, l’agence tunisienne pour la promotion de l’investissement étranger, ne dénombrait que 6 entreprises chinoises pour 1.212 françaises ou à participation française. L’Inde ne figurait même pas sur la liste des principaux investisseurs étrangers en Tunisie. Ce n’est que très récemment que deux entreprises indiennes, Godavari Fertilisers & Chemicals Ltd (Gfcl, 3e producteur indien d’engrais), et Gsfc, ont construit, en partenariat avec deux sociétés locales, le Groupe chimique tunisien (Gct) et la Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg), une usine d’acide phosphorique à Skhira, sur le littoral sud-est, d’une capacité de production de 360.000 tonnes. L’investissement s’élève à 250 millions de dinars tunisiens, MDTN (120 M€). Quant au capital social de la joint-venture ainsi créé, il s’élève à 90MDTN (45 M€) détenu à 70% par les deux sociétés tunisiennes et 30% par leurs homologues indiennes.
Dire donc que les pays d’Afrique du Nord ne profitent pas assez de la forte croissance des deux grandes économies émergentes d’Asie est un pléonasme. D’autant que ce qui est dit de la Chine et de l’Inde est valable aussi pour le Japon et la Corée du Sud: deux autres géants asiatiques qui sont très peu présent en Afrique du Nord.

L’effet de levier de la crise

La crise économique, qui oblige les pays de la région à diversifier leurs échanges commerciaux et leurs partenariats économiques, pourraient cependant exercer un effet dynamisant sur les investissements asiatiques dans les pays africains en général et ceux de l’Afrique du Nord en particulier, notamment dans le secteur pétrolier où des entreprises chinoises importantes (Cnpc, Sinopec et Cnooc) sont déjà présente, ainsi que dans ceux des matières premières et des Btp.
Soucieux, pour leur part, de diversifier leurs partenariats internationaux, afin de ne plus dépendre économiquement d’un seul grand partenaire, l’Europe en l’occurrence, qui traverse aujourd’hui une grande crise, les pays de la région, y compris la Tunisie, cherchent désormais, eux aussi, à développer leurs échanges avec les pays émergents, dont ces deux puissances économiques asiatiques. On pourrait donc tabler sur une progression remarquable au cours des prochaines années des échanges entre le Maghreb d’un côté et la Chine et l’Inde de l’autre…