Le législateur doit prendre la responsabilité de décisions créatives et courageuses pour endiguer le fléau du chômage, qui commence à menacer la cohésion même de la société.

Par Samir Tlili


Le chômage est aujourd’hui un problème planétaire qui touche tous les pays du monde sans exception, qu’ils soient riches et industrialisés ou pauvres en voie de développement. Ceci est dû essentiellement aux avancées technologiques réalisées par notre civilisation qui nous permettent désormais de produire de plus en plus de biens avec de moins en moins d’intervention humaine.

 

 

La rareté du travail

L’introduction généralisée de la mécanisation et de la robotisation aussi bien dans le domaine agricole qu’industriel a commencé par laminer une bonne partie des emplois offerts à la classe ouvrière et l’explosion informatique et des technologies de l’information et de la communication a fini, elle, par détruire une bonne partie des emplois bureautiques et administratifs qui occupaient une bonne partie de la population.

En effet, l’économie des emplois générée par le recours aux techniques modernes a été plusieurs fois plus importante que les emplois supplémentaires créés pour faire face à la croissance de l’économie mondiale. Ainsi, des tâches qui, hier encore, nécessitaient pour leur réalisation une équipe d’une dizaine de personnes peuvent aujourd’hui être accomplies par une seule, confortablement postée derrière une console informatisée le plus souvent connectée à la toile.

La rareté du travail devient de plus en plus une réalité qui s’impose à nos sociétés qui doivent ainsi se rendre à l’évidence que les économies modernes ne seront plus en mesure de produire suffisamment de travail pour répondre aux demandes de toute la population active surtout quand celle-ci ne cesse de s’accroître d’année en année.

Devant ce constat évident que certains refusent toujours de regarder en face, chaque pays est allé de sa propre créativité pour enrayer ce phénomène.

Réduction du temps de travail

Ainsi la France a jugé utile de réduire le temps de travail imposé à ses employés pour créer un besoin supplémentaire d’emplois qui viendrait résorber une partie de la demande de travail. La solution Française consistait à faire en sorte qu’une tâche nécessitant par exemple 90 heures de travail par semaine, soit accomplie par 3 personnes travaillant chacune 30 heures par semaine plutôt que 2 personnes seulement travaillant chacune 45 heures. Ceci revient en fait à partager la même quantité de travail entre le plus grand nombre de travailleurs possibles. Le risque d’une telle mesure est de grever les charges des entreprises françaises et réduire leur compétitivité ; mais qu’à cela ne tienne, les Français ont jugé qu’il vaut mieux avoir le maximum de personnes employées, quitte à lâcher du leste sur la sacrosainte contrainte de la compétitivité économique.


Journalistes au chômage, au siège de leur syndicat à Tunis, le 7 avril

Les Allemands et les pays scandinaves, quant à eux, sont allés chacun à sa façon dans leur politique d’encouragement à la limitation de travail des mères de famille en proposant toutes sortes d’aides et mesures sociales pour les encourager à limiter leur présence sur les lieux de travail élargissant ainsi le champ d’opportunités pour le reste des demandeurs d’emplois.

Une urgence nationale

Nous autres, en Tunisie, sommes loin d’être à l’abri de ce phénomène. En effet, les statistiques se concordent de plus en plus aujourd’hui pour nous prédire un nombre de chômeurs avoisinant les 800.000 personnes d’ici la fin de l’année. Avec un tel chiffre, le problème du chômage devient d’une importance telle que, s’il n’est pas correctement et rapidement maîtrisé, il risque de devenir un sérieux facteur d’implosion sociale surtout en cette période post révolutionnaire où une bonne partie de la population est toujours minée par le sentiment de rancœur d’avoir été tant marginalisée voire même flouée dans ses droits les plus élémentaires pendant toute la durée du règne de l’ancien régime.

Faut-il rappeler que le chômage a été l’un des plus importants catalyseurs qui a abouti au déclenchement de la révolution du 14 janvier ? Ce qui est sûr néanmoins, c’est qu’il reste la question la plus épineuse à résoudre pour les nouveaux maîtres du pays.

Avec son ampleur actuelle, la crise du chômage en Tunisie mérite d’être déclarée urgence nationale à l’échelle du pays, car nul gouvernement ne peut aujourd’hui remettre le pays en marche ni assurer la paix sociale sans apporter ne serait-ce qu’un début de réponse à ce problème et ce, quel que soit le niveau de croissance réalisé par l’économie qui ne pourra en tout état de cause dépasser ses performances historiques.

Nous avons bien vu en effet le pays s’embraser quand les responsables de l’époque se targuaient d’afficher une croissance moyenne de 5% pendant les vingt dernières années. Car cette croissance factice, basée sur l’explosion du chiffre d’affaires des sociétés du clan mafieux qui s’accaparaient à elles seules plus de 30% de l’économie nationale, n’a pas évité l’embrasement du pays, confirmant au passage la règle désormais éprouvée que le progrès n’a de véritable valeur que s’il est partagé par toutes les couches sociales.

Or s’il est un consensus sur lequel s’accorde la majorité des économistes aujourd’hui c’est que la réponse au problème du chômage ne peut venir que de la part des entreprises qui ont toujours été à l’origine de la création d’emploi et de richesses. L’Etat, lui, est déjà tellement surchargé en effectif qu’il lui est impossible aujourd’hui de jouer au recruteur. Et de toute manière, même les emplois de complaisance qu’il peut créer durant cette période post révolutionnaire pour calmer un peu les esprits ne sont nullement producteurs de richesse et sont ainsi condamnés à disparaitre à plus ou moins long terme.

La fiscalité : une piste à explorer

La lecture conjuguée des statistiques de la distribution des emplois par taille d’entreprise et de la configuration de nos recettes fiscales, laisse entendre qu’il peut y avoir dans ces chiffres une piste à explorer.

En effet, les dernières statistiques font apparaitre qu’il y a, à fin 2010, à peu près 597.000 entreprises répertoriées en Tunisie sur lesquelles plus de 578.000 sont classées comme employant cinq personnes ou moins. Il s’agit dans leur grande majorité de micro-entreprises familiales n'employant que très peu de personnel. L’idée est de créer un mécanisme qui encouragerait ces entreprises à recruter plus et le levier de cet encouragement est à rechercher du côté de la fiscalité.

On peut en effet imaginer que l’Etat, eu égard à la gravité de la crise du chômage et des conséquences qu’elle peut engendrer dans ces circonstances d’instabilité, accorderait aux entreprises qui emploient désormais au moins six personnes une exonération totale de l’impôt sur les sociétés.

Bien entendu, cette mesure ne concernerait que les sociétés soumises à un taux d’impôt sur les sociétés de 30% ou 10% c’est-à-dire l’essentiel de cette masse d’entreprises.

Les autres sociétés à fortes marges de rentabilité soumises au taux d’impôt sur les sociétés de 35% à savoir les établissements de crédit et les banques offshore, les sociétés de recouvrement de créance, les sociétés d’investissement, les assurances, les opérateurs de réseaux télécom, les sociétés de services pétroliers, les sociétés exerçant dans le secteur de production et de transport des hydrocarbures ainsi que celles travaillant dans le secteur de raffinage et de vente des produits pétroliers ne doivent pas elles être concernées par une telle mesure et ne pourront jouir de cet avantage.

En effet, si cette mesure réussit à convaincre les 578.000 entreprises qui emploient entre 0 et 5 employés de basculer de l’autre côté du seuil minimal de 6 employés pour pouvoir bénéficier de l’exonération totale de l’impôt sur les sociétés, ceci permettrait de créer d’un coup plus d’un million d’emplois.

Cette mesure a aussi un avantage manifeste sur les recrutements de complaisance que peut faire l’Etat en ces circonstances, c’est qu’elle incite les entreprises à produire plus ou, du moins, à améliorer la qualité de leurs produits et services ; ce qui ne peut que contribuer à la dynamique économique du pays dans son ensemble.

Désamorcer une situation de crise

Une telle mesure qui favorise le recrutement des chômeurs au détriment des recettes fiscales n’est pas une novation en elle même pour l’Etat. Celui-ci a en effet concédé, auparavant, à plusieurs reprises, des recettes fiscales pour l’encouragement ou le désamorçage d’une situation particulière de crise. Faut-il rappeler à cet égard qu’au lendemain de l’expérience collectiviste des années soixante, quand le pays décida de tourner définitivement la page du collectivisme à la soviétique initié par le gouvernement d’Ahmed Ben Salah et amorcer une économie libérale, le législateur de l’époque avait choisi d’arbitrer en faveur d’un accroissement de nos recettes en devises et du nombre d’opportunités d’emplois offerts au détriment du manque à gagner fiscal que représente l’impôt sur les bénéfices abandonné à ces entreprises totalement exportatrices qui décident de se délocaliser en Tunisie. Ce choix, qui reste à ce jour sujet à controverses, a néanmoins permis de contribuer un tant soi peu à l’amélioration du revenu moyen par habitant et à l’augmentation du pouvoir d’achat d’une grande partie des Tunisiens.

En d’autres circonstances, et comme mesure de dynamisation du marché financier, l’Etat a eu également à consentir aux entreprises qui se font introduire en bourse une baisse de l’impôt en le réduisant au taux de 20%.

On est ainsi en droit de se demander si l’Etat a été en mesure de concéder une partie de ses recettes fiscales pour des raisons parfois discutables, pourquoi ne le ferait-il pas pour un problème aussi sérieux que le chômage qui transcende aujourd’hui la simple dimension économique pour toucher à la dignité même de ses citoyens.

Les finances publiques ne seront pas affectées

Quant au prétendu manque à gagner des recettes fiscales de l’Etat en raison de l’introduction d’une telle mesure, il n’est pas aussi coûteux que l’on puisse imaginer. En effet, l’analyse de la configuration actuelle du budget de l’Etat montre que sur les 12.739 MTND de recettes fiscales prévues au titre du budget 2010, seulement 1.622 MTND viennent de l’impôt sur les sociétés en dehors des sociétés pétrolières ; ce qui ne représente que 12.7% des recettes fiscales totales. Or ce chiffre inclut l’impôt payé par les sociétés soumises au taux de 35% qui ne seront pas concernées par cette mesure et qui, de ce fait, continueront de payer la même contribution. Quand on sait que celles-ci, de part l’importance de leur poids dans l’économie nationale, constituent les plus grands contributeurs en termes d’impôt sur les sociétés, l’abandon de la part de l’impôt payée par la masse restante des micro-entreprises qui emploient 5 personnes ou moins ne dépassera peut être pas les 30% des recettes totales de ce chapitre, c’est-à-dire 487 MTND.

Sauf que d’un autre côté, l’Etat pourra récupérer une part importante de ce chiffre par les impôts directs et indirects générés par la mise en circuit du travail de tous ces nouveaux travailleurs-consommateurs.

En effet, l’Etat verra ses recettes fiscales s’accroître de l’impôt sur le revenu dû sur les salaires de cette masse de nouvelles recrues en plus de tous les impôts indirects tels que Tva, droits de consommation et droits de douane induits par l’accroissement de la consommation observée suite à l’amélioration du pouvoir d’achat de tous ces nouveaux travailleurs qui, auparavant privés d’un revenu régulier, ne pouvaient faire partie de la société de consommation ni contribuer à la croissance de l’économie nationale.

Avec un taux moyen d’impôt sur le revenu des personnes physiques se situant entre 15% et 20% pour les travailleurs, et une Tva généraliste de 18% sur la quasi-totalité des produits mis à la vente, l’Etat pourra ainsi très rapidement récupérer entre 33% et 38% des salaires distribués à ces nouveaux travailleurs sans compter l’impact des droits de douane et des droits de consommation ; ce qui est, à mon avis, loin de constituer une mauvaise affaire pour les finances publiques considérées dans leur ensemble.

Ainsi, à l’instar du législateur des années soixante-dix qui n’avait d’autre choix pour négocier le virage libéral de l’économie que d’arbitrer en faveur d’un accroissement de nos recettes en devises et du nombre d’opportunités d’emplois offerts au détriment d’un surplus de recettes fiscales, par l’encouragement de l’installation des sociétés totalement exportatrices et du tourisme de masse, le législateur d’aujourd’hui doit prendre à son tour la responsabilité de décisions créatives et courageuses pour endiguer le fléau du chômage, qui commence à menacer la cohésion même de notre société, d’autant plus que toutes les politiques d’incitation aux emplois des jeunes adoptées ces cinq dernières années sont loin de donner les résultats escomptés.

* Expert comptable.