Comment se porte l’économie tunisienne trois mois après la chute de Ben Ali? Le diagnostic du Dr Mustapha Kamel Ennabli est sans concession: «Très mal». Et une catastrophe n’est pas à écarter… si la stabilité ne revient pas.


Le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct), qui intervenait à la table-ronde organisée, mardi à Tunis, par l’Association de recherches sur la démocratie et le développement (AR2D), ne cherche même pas à atténuer le choc que son diagnostic pouvait susciter chez l’assistance. «Si la situation sécuritaire, la stabilité politique et la confiance en l’avenir ne sont pas rétablies rapidement, l’économie tunisienne ira au devant d’une crise encore plus grave en 2012».

Une dangereuse courbe baissière
Ainsi donc, trois mois après la révolution du 14 janvier, l’activité économique est sur une dangereuse courbe baissière, a fait remarquer M. Ennabli. L’économie tunisienne peut encore résister à cette décélération de la machine productive à condition que la situation générale ne s’aggrave pas.
Pour les trois premiers mois 2011, la baisse a particulièrement concerné la production industrielle (-13%), les activités touristiques (- 50 à 60%), les intentions d’investissement dans l’industrie (-36%), les importations des intrants et des équipements pour l’industrie (-12%). Même les transferts d’argent effectués par les Tunisiens résidant à l’étranger sont en régression, en dépit de l’enthousiasme dont ces derniers ont fait montre pour la révolution.
«Habituellement, les envois des expatriés à leurs familles augmentent lors des crises. On n’a pas encore observé ce phénomène chez nous. Peut-être que les transferts des Tunisiens à l’étranger augmenteront à l’approche de l’été», a fait remarquer le gouverneur de la Bct. Qui a souligné la grave détérioration de la balance des services à cause de la baisse des recettes du tourisme, du commerce extérieur, et notamment des importations (-1,5% par rapport à la même période de l’année écoulée), ainsi que des réserves de change, dont le montant est passé, depuis le 14-Janvier, de 13 à 11 milliards de dinars, perdant ainsi 2 milliards de dinars en moins de trois mois.
Il y a cependant un chiffre paradoxal, parce qu’à contre-courant de la tendance général: c’est celui des exportations industrielles qui se sont accrues de 10% durant les trois premiers moins de l’année. Cette hausse a concerné les industries mécaniques et électroniques, mais aussi, à un degré moindre, le cuir et chaussures et le textile-habillement. Elle s’explique par l’écoulement des quantités stockées et qui n’ont pu être exportées en décembre, à cause du déclenchement des événements.

L’impact sur le système bancaire et financier
Au registre des bonnes nouvelles, si tant est que l’on puisse parler de bonnes nouvelles dans la grisaille ambiante, le taux de change n’a pas été beaucoup affecté et demeure stable. Quant à l’inflation, elle n’a augmenté que de 3% au cours des trois derniers mois, contre une hausse de 5% au cours de la même période de l’année dernière. On a même enregistré une légère baisse des prix, conséquence de la décélération économique.
Tout cela a eu bien sûr un impact négatif sur l’emploi, le nombre de chômeurs étant passé de 520.000 à plus de 700.000 actuellement.
Il a eu aussi un impact sur le système bancaire et financier. Pour soulager les banques, la Bct a décidé, notamment, de baisser les réserves bancaires obligatoires de 12,5% à 5% et d’augmenter les financements directs du marché monétaire afin d’assurer les liquidités et de faciliter le financement de l’économie.
Le plan mis en place par le gouvernement de transition pour la relance de l’économie va accroître les dépenses publiques. Ce plan est destiné à impulser le développement régional, l’emploi des jeunes et les salaires. D’autres mesures ont été prises pour aider les entreprises, et surtout celles affectées par la crise. Les dépenses prévues par ces programmes vont grever davantage les comptes de l’Etat.
Par conséquent, toutes les prévisions tablent sur une croissance située entre 0 et 1% en 2011 contre 4 et 5% prévues initialement. Si le plan de relance économique du gouvernement donne ses fruits, on pourrait espérer une croissance située en 1 et 2%. Dans les meilleurs scénarios, on atteindra 3%. Mais cela restera très insuffisant, eu égard aux grands besoins actuels de la population, qui s’impatiente de voir sa situation s’améliorer.
Sur un autre plan, une croissance faible aura un impact négatif sur la balance des payements extérieurs, qui enregistrera un déficit situé en 6 et 8%, et sur le budget de l’Etat (-5% ou plus).
Malgré ces données assez alarmantes, un récent sondage d’opinion réalisé en Tunisie vers la mi-mars par un institut américain a montré que 66% des Tunisiens jugent la situation actuelle de leur économie comme «mauvaise voire très mauvaise», alors que 84% estiment, très paradoxalement, qu’elle s’améliorera au cours de l’année prochaine. M. Ennabli, qui cite ces chiffres pour le moins contradictoires, ne cache pas sa perplexité. Les Tunisiens sont-ils réellement conscients de la situation difficile de leur pays, sinon comment expliquer leur optimisme qui peut paraître complètement décalé? C’est nous qui nous posons cette question.

Une grave crise financière n’est pas à écarter
«Comment est-on arrivé dans cette situation?», s’est interrogé M. Ennabli. Le gouverneur de la Bct a évoqué la baisse de la production industrielle et agricole en raison de la destruction et du pillage d’un certain nombre d’entreprises. Il a évoqué aussi l’impact de la crise libyenne, sachant le poids important que représente le pays voisin dans les échanges extérieurs tunisiens. Sans parler de l’impact négatif des conflits sociaux et de l’incertitude face à l’avenir sur l’évolution de la demande intérieure et de l’investissement.
Les investisseurs reprochent aux banques de ne pas jouer son rôle dans le financement des entreprises, aujourd’hui presque toutes en difficulté. Or, le secteur bancaire, qui n’était pas au mieux de sa forme la veille de la révolution, a été affecté, lui aussi, par la crise. Aussi, et tout en encourageant les banques à aider les entreprises, il convient aussi de veiller à préserver leur assise financière. Car, la dégradation de la situation économique pourrait porter préjudice au secteur bancaire, déjà fragilisé, qui risque d’entrer dans un cercle vicieux dont il aurait du mal à sortir.
Une crise financière n’est pas à écarter, estime M. Ennabli, qui tire la sonnette d’alarme: si elle advient au cours des deux prochaines années, cette crise aurait des conséquences encore plus graves, et pas seulement sur l’économie du pays. Ce scénario catastrophe doit être évité à tout prix. D’où la nécessité de préserver le secteur bancaire, d’autant plus que les risques pourraient s’accroître au fil des jours.
Que peut attendre la Tunisie des aides extérieures? Réponse de M. Ennabli, sous forme de boutade: «Tout le monde parle d’aider la Tunisie, mais les aides on ne les voit pas venir, sinon elles restent très faibles». «Il y a certes les prêts, mais peut-on se permettre d’emprunter davantage?», s’interroge le gouverneur de la Bct qui s’empresse de répondre: «Nous devons compter d’abord sur nous-mêmes».

La révolution va-t-elle provoquer une banqueroute?
En réponse à une question sur la possibilité pour la Tunisie de demander l’annulation de sa dette extérieure, M. Ennabli s’est montré ferme: «La dette extérieure n’est pas un sujet idéologique. Nous devons savoir où est notre intérêt: ne pas payer nos dettes au risque de voir les sources d’emprunt s’assécher complètement, ou les payer pour préserver la crédibilité du pays et son image de client solvable», a-t-il dit. Avant de lancer à l’auditoire: «Si la révolution devait aboutir à la banqueroute, elle n’aurait servi à rien».
Comment faire alors pour éviter la banqueroute? La prochaine étape sera très délicate et la réussite du processus politique dépend également de l’évolution de la situation économique. Et vice et versa. Il s’agit donc d’œuvrer pour rétablir la sécurité, la stabilité et la confiance. Pour cela, la réussite de l’élection du 24 juillet va être déterminante.
Pourvu que tout le monde y mette du sien et que les «fouteurs de merde» (excusez cette expression que nous tenons à utiliser !) arrêtent leur mauvais manège. Il y a vraiment péril en la demeure…

Ridha Kéfi