Le modèle économique tunisien est à bout de souffle, il faut en changer!

Le modèle de développement en vigueur depuis quarante ans a montré ses limites en créant des déséquilibres insoutenables. Une autre alternative est possible et nécessite une vraie prise de conscience.

Par Hédi Sraieb*

Rien n'y fait ! Les équipes de la Banque mondiale, associées à des structures expertes, ont beau triturer le modèle économique de la Tunisie, modifier pour chaque scénario le poids des paramètres et la valeur des variables-clés, les résultats obtenus sont toujours aussi décevants, pour ne pas dire frustrants au regard des défis que le pays se doit de relever. Un vrai casse tête !

Ainsi, et pour aller à l'essentiel, lorsque l'on fait tourner ce modèle et que l'on pousse les curseurs vers le haut (1% de croissance crée 15.000 emplois), tout en prenant soin de préserver les «grands équilibres», on obtient une croissance optimale de l'ordre de 5%. Au-delà, le modèle bascule et se traduit par une aggravation des déficits. Toute hypothèse autour donc de 6 ou 7 voire 8% fait exploser le modèle (déséquilibres insoutenables).

Croissance insuffisante pour créer assez d'emplois

Les zones rurales en Tunisie sont livrées au chômage et la pauvreté.

Les zones rurales en Tunisie sont livrées au chômage et la pauvreté.

Autant dire d'emblée que les 3% de croissance promis par le gouvernement provisoire seront bien très en-deçà des attentes en matière de résorption du chômage et de réduction des écarts entre les régions. Jugez-en par vous-même!

L'obtention de 3% de croissance se traduira au mieux par la création de 45.000 emplois nouveaux, nonobstant les 25.000 emplois «créés» sur le budget de l'Etat. Soit au total donc 70.000 emplois, très loin de satisfaire les nouveaux venus, primo-demandeurs d'emploi sortant du système éducatif, de l'ordre de 90.000, cette année, et encore moins de réduire un tant soit peu le stock des 800.000 chômeurs (dont 200.000 diplômés). Une vraie bombe à retardement d'autant plus que trois-quarts de ces emplois se feraient dans les zones urbaines côtières... Autant dire un échec total!

Même cadre, même dynamique, même logique, mêmes effets... voilà ce modèle.

De fait, le gouvernement provisoire n'a fait que reconduire la même politique économique et re-convoquer les mêmes mécanismes que ceux qui prévalaient durant les deux décennies écoulées. Il en a certes aggravé les travers par toute une série d'erreurs de pilotage, mais aussi et bien plus sûrement encore par une incapacité à maintenir un minimum de sécurité et de paix sociale.

Un modèle incapable de relever les défis

Il faudra bien prendre la pleine mesure, à un moment donné ou à un autre, de toute l'incongruité et l'impuissance de ce modèle à relever les défis, mais auquel se raccroche désespérément et manifestement encore nos grands commis de l'Etat, le personnel politique actuel, mais aussi et plus gravement une large fraction des élites intellectuelles du pays.

Les caractéristiques fondamentales et constitutives de ce modèle qui le rend si peu efficient sont, pour faire simple, au nombre de trois : une extraversion poussée, une dépendance financière forte, une logique patrimoniale, les trois étant bien évidemment intimement corrélés et s'alimentant l'un l'autre.

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Un modèle qui crée l'exclusion sociale; manifestation de diplômés chômeurs.

Le premier renvoie au «tout exportation», afin de tenter de satisfaire à la contrainte d'équilibre extérieure. Se faisant, les activités exportatrices accroissent toujours plus les besoins en importations, en biens d'équipements, mais aussi en biens intermédiaires, voire en matière premières pour satisfaire aux normes de qualité exigées par les marchés extérieurs. Se faisant, ces activités font aussi en quelque sorte «appel d'air» à d'autres importations, respectant en cela le principe de réciprocité exigée par les accords de libre échange. Autant dire que les exportations «courent» perpétuellement derrière les importations. Jamais la Tunisie n'a pu atteindre l'équilibre encore moins de dégager un excédent, comme on l'attend d'un tel modèle (Coréen, Japonais, Allemand).

Le deuxième trait évoqué est celui du financement trop dépendant de l'extérieur. Une spirale de l'endettement-remboursement s'est, en effet durablement installée dans le modèle. Elle nous a déjà valu des déboires graves avec les crises de liquidités successives des années 75, puis celles des années 85, où encore celle plus grave encore de quasi-insolvabilité des années 2000, évitée par l'artifice astucieux mais combien préjudiciable de la vente de fleurons de nos industries aux capitaux étrangers. Il y a donc fort à parier le modèle exigera encore cette fuite en avant, sans autre forme de procès. Alors attendez-vous à la vente de la Steg ou la Sonede...

Le troisième est socioculturel, tout autant qu'économique. La dynamique d'ensemble du modèle reste dominée par ce qu'il convient d'appeler l'économie familiale et patrimoniale. Dans ce modèle, la croissance – son moteur principal – est désormais tirée par le petit capital privé. Or ses origines sociales, sa formation, comme ses exigences de rentabilité l'ont conduite à rechercher les productions les plus rapidement solvables, à faible exposition au risque (rente locale) et à effet levier maximum (sous-capitalisation-surendettement).

Au fil du temps, ce capital privé, recourant massivement à la manne de crédit, peu onéreux et disponible, a de fait sous-investi, ou plus exactement a «sorti» de la production, et détourné – des marges nettes dégagées –, une épargne qui est allée renforcer l'économie domestique et familiale sous des formes diverses: ostentatoires voire spéculatives (bulle immobilière et placements quasi-liquides). Pour preuve, un niveau d'épargne pour l'investissement qui aura perdu près de 7 points entre les premières décennies (30% du Pib) et les dernières (23% du Pib).

30% d'épargne allant à l'investissement est d'ailleurs considéré généralement comme étant le niveau adéquat pour tout pays qui tente une expansion puissante et solide. Ce manque à investir est bien là. L'épargne disponible au lieu d'être réinvestie s'est en quelque sorte évaporée au fil du temps, disparaissant ainsi de la sphère productive pour aller se réfugier dans l'économie familiale et domestique. Vous l'aurez compris. Ce modèle ne marche pas ! Pas encore convaincu et dubitatif?

Ersatz d'emplois, précarité et exclusion

Voici la suite. Le tour de force des chantres de ce modèle, le tour de passe-passe mystificateur est de vous faire croire qu'en dépit de ces défauts, il y a bel et bien création d'emplois. Tout le cynisme de ces «bien lotis» réside là, dans cette supercherie magistrale, celle de dire qu'il s'agit bien de vrais emplois. Or, ce ne sont pas de véritablement emplois qui sont créés dans ce modèle, mais bien plus sûrement des ersatz, des succédanés d'emplois dont personne, à vrai dire, ne voudrait, si une information sérieuse et honnête était communiquée au grand public.

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La spirale internale de l’endettement extérieur.

Selon de nombreuses études qui se recoupent largement, ces fameuses créations annuelles d'emplois observées depuis des décennies sont marquées du sceau de la précarité généralisée. En effet pas plus de 3 emplois sur 10 seraient en fait des emplois permanents, le reste étant des activités temporaires, durée et rémunération flexibles, cycliques ou encore saisonnières, affectées à des tâches banalisées, répétitives et sans intérêt. Certains «bien pesants» non contents de se satisfaire de ce déni de droit à un travail décent et digne, rajouterons que ces emplois vont vivre (sic) en cascade de très nombreuses familles. Un comble d'indécence! Ils ne tiendraient pas dix minutes dans ces conditions de précarité, de travail et de salaire...

Mais vous n'êtes pas au bout de vos peines, car ce modèle produit aussi une énorme exclusion. 30% de notre économie serait ainsi informelle (activités illicites) procurant un semblant d'activité à près de 50% de la population en âge de travailler.

Alors je vous le dis poliment, à la poubelle ce modèle ! Une autre alternative est possible, elle nécessite une vraie prise de conscience, une rupture avec cette logique désastreuse et dévastatrice ne faisant que peu d'élus. Une refondation conceptuelle puis programmatique vers un autre mieux vivre ensemble est incontournable.

Tenez-vous le pour dit, chers éminents confrères, chers adeptes du chiffre magique et mystificateur...

* Docteur d'Etat en économie du développement.

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