Experts et economistes ATG Banniere

Pour alerter l'opinion publique sur la gravité de la crise économique en Tunisie, des experts ont exposé, hier, les sacrifices à consentir avant qu'il ne soit trop tard.

Par Zohra Abid

C'est une sorte d'appel à la mobilisation générale que des économistes et experts financiers ont voulu lancer, en soulignant l'état très détérioré des finances publiques, la marge de manoeuvre étriquée dont dispose le gouvernement et l'aggravation de l'endettement public, que le dernier emprunt obligataire de 1 milliard de dollars obtenu par la Tunisie sur le marché financier international n'a guère arrangé, d'autant que l'argent ainsi mobilisé ne va pas servir à impulser l'investissement mais à payer les salaires et les frais de fonctionnement de l'Etat.

Le temps des sacrifices est arrivé

«Il faut impérativement une stratégie pour sortir de la crise. Nous sommes dans une situation critique, mais pas au point de l'effondrement. Il nous faut donc des sacrifices et nous n'avons pas le choix. Ces sacrifices exigent du courage. Le courage de dire franchement les choses telles qu'elles sont au citoyen. Puis, il y a l'autre courage, celui de mettre en route des réformes radicales afin de passer à la phase de sauvetage», a précisé Ezzedine Saïdane, expert économique et financier, en marge d'une conférence organisée par l'Association tunisienne de gouvernance (ATG), en collaboration la Fondation Friedrich Ebert, mercredi 25 février 2015, à l'hôtel Paris, aux Berges du Lac, à Tunis.

Moez Joudi, président de l'ATG.

Moez Joudi, président de l'ATG.

«Or, rien dans les décisions et les actions actuelles du gouvernement ne laisse supposer le début d'une telle opération de sauvetage. Car, face à la situation difficile de l'économie, il est inadmissible de signer des accords pour une augmentation des salaires dans le secteur public pour 2014 et d'enchaîner avec des négociations sur d'autres augmentations pour 2015. Le budget de l'Etat, dont 40% est destiné au paiement des salaires, souffre d'un déficit important et qui risque d'être creusé davantage», a ajouté l'ancien banquier.

«Le fait de s'endetter n'est pas une mauvaise chose en soi, mais là où le bât blesse c'est lorsqu'on s'endette pour payer les salaires et non pour investir et relancer l'économie», a-t-il précisé.

La chute est vertigineuse

Comment est-on arrivé là? Comment les équilibres macroéconomiques ont-ils piqué du nez et la croissance économique, qui était d'au moins 5-6% dans les années 1990-2010, sous la dictature de Ben Ali, est-elle tombée à 2-3% depuis la révolution de 2011?

Pour M. Saïdane, «nous avons hérité de 4 années de mauvaise gestion, mais n'ayant pas le choix, nous devons assumer la situation qui en a résulté et composer avec les données objectives actuelles».

Ezzeddine Saidane

Ezzeddine Saidane.

Que peut faire le gouvernement Essid qui a hérité de la patate chaude? Réponse de l'expert financier: «D'abord ne pas se leurrer et éviter la fuite en avant dans l'endettement. Il faut ensuite avoir de l'audace politique et une totale franchise pour mettre le peuple au courant de la situation réelle dans le pays. Enfin, il faut des décisions politiques courageuses, et nécessairement impopulaires, pour sortir le pays de la crise».

Moez Joudi, président de l'ATG, est revenu, pour sa part, sur le dernier emprunt obligataire. «En 2010, le taux d'endettement était de 39 à 40% du PIB, mais les emprunts allaient dans l'investissement et le développement. Aujourd'hui, notre taux d'endettement plafonne à 53%, soit une hausse de près de 15 points en 4 ans, et l'argent emprunté à des taux plus élevés qu'auparavant va financer les dépenses publiques. Cette politique d'endettement est une mauvaise stratégie», a souligné M. Joudi.

Le président de l'ATG a évoqué aussi le taux d'inflation annoncé par l'Institut national de la statistique (INS), qui repose, selon lui, sur des données datant de 2010, et ne traduit plus la situation actuelle. En d'autres termes, le taux réel est plus élevé que celui annoncé officiellement (autour de 5%) et la situation économique est encore plus critique qu'on ne le dit. «Nous avions confiance en l'INS, mais ses chiffres ne sont pas actualisés. Nous sommes en 2015 et, à mon avis, le taux d'inflation atteint désormais 10%», a-t-il  averti.

Des réformes radicales s'imposent

Pour Houcine Dimassi, économiste et ancien ministre de Finances, «le taux de croissance, qui a atteint 2,3% en 2014, contre 2,4 en 2013, était prévisible, eu égard aux facteurs internes et externes. Le ralentissement des réformes, jugées importantes et urgentes, est parmi les principales raisons du ralentissement du rythme de croissance». Aussi, pour espérer renverser la tendance, la solution réside-t-elle, selon lui, dans l'adoption et la mise en route immédiate des réformes économiques nécessaires pour, notamment, remédier au déficit commercial, maîtriser le taux d'inflation et rééquilibrer les comptes de l'Etat.

«Les réformes vont nous faire trop mal, certes, mais nous devons les mettre en route avant qu'il ne soit trop tard», renchérit l'ancien ministre des Finances, en appelant la société civile à prendre conscience de la situation et à soutenir l'action réformatrice de l'Etat, et non ajouter de l'huile sur le feu, dans un élan de populisme aussi inefficace que nuisible.

Pour M. Dimassi, la crise économique dans le pays est certes la conséquence de la crise sévissant dans le monde et notamment en Union européenne, notre principal partenaire économique, mais elle est aggravée par des facteurs internes.

«N'oublions pas les sit-in et les grèves anarchiques et illégales, la chute du dinar face au dollar et la faiblesse de l'investissement», a-t-il lancé. Et d'enchaîner: «Les ressources de l'Etat viennent en grande partie des recettes fiscales, mais lorsqu'il n'y a pas d'investissement, il y a moins d'impôt et les caisses de l'Etat se vident tout naturellement.»

Mourad Hattab Houcine Dimassi Neila Charchour et Moez Joudi

De gauche à droite: Mourad Hattab, Houcine Dimassi, Neila Charchour et Moez Joudi.

Entre réformes, réformettes et plats préchauffés

Mourad Hattab, expert en dangers financiers, a, estimé, quant à lui, que les secteurs du tourisme et de l'industrie, longtemps considérés comme les piliers de l'économie tunisienne, sont au bord de la faillite. «Le contribuable doit être conscient de cette situation qui ne tardera pas à l'affecter directement et profondément», a-t-il averti.

Habib Karaouli, Pdg de la Banque d'Affaires de Tunisie (BAT), a estimé que le gouvernement doit envoyer des messages forts aux contribuables. «Il faut qu'on nous dise clairement où est-ce que l'on va et qui conduit vraiment le navire. Le ministre des Finances semble ne pas avoir de stratégie. Et c'est ainsi qu'il devient l'otage de son département, qui lui sort des tiroirs des repas préchauffés. Ce fut le cas du timbre de 30 dinars (une taxe imposée aux étrangers quittant le pays, Ndlr). Personnellement, je ne crois pas à l'utilité de cette mesure qui ne rapportera absolument rien aux caisses de l'Etat».

Entre réformes, réformettes et plats préchauffés, le gouvernement actuel n'a plus le choix : il ne peut plus temporiser, faire des promesses sans lendemain et botter en touche, comme l'ont souvent fait les gouvernements «provisoires» qui l'ont précédé et qui ont enfoncé le pays dans les méandres d'une crise sans fin.

Les experts invités par l'ATG sont unanimes : il faut y aller avant qu'il ne soit trop tard. Etablir un plan de sauvetage et le mettre immédiatement en route.

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