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Radhi-Meddeb-Banniere

L'économiste Radhi Meddeb fait un état des lieux de l'économie tunisienne et propose des pistes pour sortir de la crise et relancer la machine de production.

Entretien réalisé par Mohsen Maâtouk

Kapitalis : Quels sont les grands équilibres macroéconomiques qu'une économie doit respecter pour être saine ou, au moins, viable ?

Radhi Meddeb: Ces grands équilibres sont:

- l'équilibre budgétaire : cela signifie ne pas dépenser plus que les revenus collectés par l'Etat;

- l'équilibre de la balance commerciale: dans les échanges de biens commerciaux avec l'extérieur, les exportations doivent être d'un niveau équivalent à celui des importations ;

- l'équilibre de la balance des paiements : c'est la balance des flux financiers entre le pays et l'extérieur.

En plus des biens échangés, et au-delà de la balance commerciale, cette balance intègre le commerce des services (tourisme, assurances internationales, etc.), les transferts de capitaux et les flux financiers que tous les résidents d'un pays entretiennent avec ceux du reste du monde...

Ces équilibres théoriques souhaitables sont rarement respectés par un pays déterminé, quel qu'il soit. Des marges de manœuvre sont admises ou tolérées qui donnent aux responsables en charge de la conduite des politiques économiques quelque souplesse, sans pour autant dépasser certaines lignes rouges.

A titre d'exemple, pour l'équilibre budgétaire, il est communément accepté que les recettes de l'Etat soient inférieures aux dépenses dans une limite de l'ordre de 10 à 15% du budget. Ce dernier est alors complété par des ressources d'emprunt.

Où en est l'économie tunisienne actuellement par rapport à ces exigences?

En Tunisie, aujourd'hui, les recettes propres de l'Etat représentent moins de 70% des dépenses avec un déficit avant recours à l'emprunt qui dépasse le taux alarmant de 30%.

Il y a là une insuffisance des recettes de l'Etat inférieure de 20% à ce qu'elles devraient être, soit, en valeur absolue, un montant variant entre 4 et 6 milliards de dinars, sans pour autant atteindre l'équilibre budgétaire...

A titre de rappel et sans en faire l'apologie, le déficit budgétaire était, jusqu'en 2010, limité à 1% du PIB, soit 4% du budget. Aujourd'hui on en est à 20% du budget, soit un approfondissement de plus de 5 fois du déficit budgétaire.

Pour ce qui est du déficit de la balance commerciale, il correspond à la différence entre importations et exportations. Notre balance commerciale structurellement et historiquement déficitaire. Le taux de couverture des nos importations par nos exportations a toujours été de l'ordre de 80%. Depuis 2011, ce taux de couverture n'a cessé de se dégrader. Les dernières statistiques le situent autour de 65%.

Le déficit commercial atteint aujourd'hui en Tunisie, en valeur absolue, plus de 12 milliards de dinars pour les 10 premiers mois de 2014, et les autorités s'attendent pour l'ensemble de l'année à un déficit global supérieur à 14 milliards de dinars.

Les rentrées insuffisantes du tourisme mais aussi le recul des investissements directs étrangers font que nos besoins en ressources extérieures (emprunts) deviennent de plus en plus importants, nous amenant à rechercher annuellement entre 7 et 8 milliards de dinars en emprunts extérieurs.

Dans ce contexte, la dette extérieure est passée de 39% du PIB en 2010 à 53% aujourd'hui.

Par où commencer? Quel est le chantier le plus urgent?

L'urgence des urgences est de remettre le pays au travail. La culture du travail a subi ces dernières années (et on peut même dire «pour ces dernières générations») une très grave dégradation.

Les gens qui s'évertuent à travailler et à fournir des efforts sont souvent pris pour des idiots et des demeurés, parce qu'ils n'auraient pas compris le système D (entendre par là tous les moyens, ceux qui sont légaux et ceux qui le sont moins pour se faire de l'argent sans fournir le moindre effort).

Pour revenir à notre balance commerciale, pourquoi est-elle si déficitaire? Parce ce que nous n'exportons pas assez... Pourquoi? Parce que nous ne produisons pas assez.. Pourquoi? Parce que nous ne travaillons pas assez...

Le deuxième chantier important consiste à remettre le pays en conformité avec la loi. En Tunisie, nous avons un arsenal juridique respectable, aussi complexe que complet. Malheureusement, il ne s'applique pas à tout le monde. Et les exemples de ce manque de respect de la loi ne manquent pas.

Troisième chantier important : il faut engager toutes les réformes structurelles dont le pays a besoin et qui ne porteront leurs fruits qu'à moyen et long terme.

Pouvons-nous dire que, quelle que soit la forme du prochain gouvernement (indépendant et technocrate ou politique avec un programme commun consensuel), son succès ou son échec dépendra largement de sa capacité à mobiliser une vaste adhésion sociale à son programme?

Absolument. Pour engager tous ces chantiers, il faut mobiliser toutes les parties-prenantes de la société, leur donner des raisons d'espérer et d'attendre des lendemains meilleurs et d'en faire de vrais alliés dans une oeuvre de salut national, sur la voie de la transformation économique, politique et culturelle du pays...

Quelles solutions préconisez-vous pour la réduction ou l'inclusion au moins partielle de l'économie informelle dans les circuits de l'économie officielle?

Le secteur dit «économie informelle» ou «commerce parallèle» recouvre des réalités très diverses : cela va du petit marchand à la sauvette qui trimbale quelques caisses en carton, rue Charles-de-Gaulle ou place Barcelone à Tunis, au petit paysan qui se rend en ville deux fois par semaine vendre deux coqs et trois poulets, mais cela va surtout au trafiquant de grande envergure qui ramène les marchandises de contrebande par containers entiers et qui corrompt les services des douanes et du contrôle, mais aussi aux contrebandiers sur les frontières qui mettent quotidiennement en péril leurs vies et celles des autres en prenant des risques considérables, en rapport avec les gains non moins considérables qu'ils peuvent tirer de cette activité...

Toutes ces catégories ne peuvent pas être traitées de la même manière. Il faut donc un traitement catégorie par catégorie.

Comment maîtriser l'inflation qui est passée de 3,5% en 2010 à 6% actuellement?

L'inflation est un cancer qui ronge le pouvoir d'achat des citoyens et surtout des catégories faibles et vulnérables.

Quelles en sont les causes principales? On en citera :

- les défauts d'approvisionnement du marché ;

- les défauts du contrôle économique (peurs des contrôleurs, pratiques de corruption, etc.)

- la faiblesse de la production...

Encore une fois, nous retrouvons, au centre de nos préoccupations, le nécessaire retour de tous au travail, le nécessaire relèvement de la productivité, bref, la réhabilitation des valeurs du travail, de l'engagement et de la discipline.

L'Etat doit-il conserver son monopole sur certains secteurs stratégiques et lesquels ?

Il faut continuer à préserver le service public et à lui assurer les meilleures conditions d'exercice. Mais, en même temps, l'Etat n'a plus, aujourd'hui, les moyens (ni financiers, ni techniques ni même humains) pour continuer à répondre de manière satisfaisante à l'augmentation de la demande en services publics.

A titre d'exemple, le transport ferroviaire est aujourd'hui 5 à 10 fois moins coûteux que celui routier par camions ou par camionnettes (404 bâchées). Le transport par rails est de loin le plus économique et le plus écologique.

La SNCFT, entreprise publique en charge du transport ferroviaire, ne peut pas, à elle seule, faire face à tous les problèmes du secteur. Elle ne peut en aucun cas assurer l'exploitation du service public, la maintenance des installations et des équipements et, en même temps, le développement du réseau. Pourquoi ne pas envisager dans ces conditions la séparation de la propriété du rail de son exploitation?

Le rail est une infrastructure structurante, chère à construire et qui relève de la responsabilité de l'Etat, alors que le transport des marchandises et des personnes est une activité concurrentielle déjà ouverte à d'autres opérateurs.

Pourquoi faire supporter à la SNCFT la charge des choix de la politique sociale du gouvernement à travers des tarifs en dessous des coûts de production de l'entreprise?

Pourquoi ne pas ouvrir l'usage du rail à d'autres opérateurs économiques qui pourraient en améliorer les taux d'utilisation sans pour autant remettre en cause le rôle de service public dévolu à la SNCFT?

Voilà quelques unes des questions que l'on devrait se poser, sans apriori idéologique et sans remise en cause du rôle de l'Etat, pour une nécessaire dynamisation de nos entreprises publiques et une meilleure rentabilisation de nos infrastructures.

La Steg, un des fleurons de notre économie, mais d'autres grandes entreprises publiques également (Sonede, Onas, Tunisair, OTC...) connaissent actuellement des vagues de départ à la retraite de leur personnel d'encadrement et de direction, sans que la relève n'ait été assurée et encore moins préparée. Cela est le résultat d'une mauvaise politique publique dans les années 80 qui avait freiné les recrutements toutes catégories confondues.

Si on ajoute à cela la situation financière difficile de la plupart des entreprises publiques, on peut craindre qu'elles ne soient plus en mesure de continuer à répondre de manière satisfaisante à l'augmentation de la demande en services publics.

En conclusion, je dirai que nous n'avons plus d'autre choix que de mettre en place des partenariats public/privé, mais pour cela il faut que l'Etat soit fort et compétent pour piloter convenablement ces partenariats, négocier au mieux la répartition des risques entre le public et le privé, maîtriser les solutions techniques qui lui sont proposées, imposer des normes de qualité de services à respecter par tous, sinon les pertes seraient publiques et le profit serait privé.

Ne doit-on pas chercher de nouvelles niches d'emplois, notamment avec le système de l'économie sociale et solidaire (ESS)?

Oui, absolument. L'Etat ne peut plus prendre en charge, aujourd'hui, beaucoup des besoins sociaux des populations, surtout au niveau local (dans la proximité) comme les jardins d'enfants, les crèches, les asiles, les maisons de retraite, etc. Dans le même sens, le secteur privé ne trouverait pas nécessairement son compte à développer de telles activités.

Il revient aux populations locales de s'organiser, de se prendre en charge, et de mettre en place de tels services de proximité sur une base de partage des coûts. Cette manière de faire (que les Américains appellent «Non Profit Organizations») répond aux besoins des populations locales et crée des emplois.

Ces gisements d'emplois sont immenses, estimés à 10% des nouveaux emplois en France et à 24% dans les pays scandinaves.

La contribution de cette économie sociale et solidaire en Tunisie représente, aujourd'hui, de 1% du PIB (mutuelles, coopératives de services, associations...). Nous pourrions raisonnablement viser 5% à moyen terme.

En aucun cas, l'ESS n'est destinée à remplacer ni le secteur public ni le secteur privé. Il s'agit de ce que l'on appelle, en Allemagne, le «tiers secteur».

Dans quelle mesure, la conjoncture régionale (Maghreb-Méditerranée) ou internationale peut-elle aider à améliorer ou aggraver la situation de tunisienne?

L'environnement de la Tunisie est aujourd'hui adverse. Il est fait de désordre politique et sécuritaire au Sud et de crise économique au Nord. Partout, cela débouche sur des crises morales, sur le doute et le repli sur soi. Pourtant, ma conviction est grande que notre destin est entre nos mains et qu'il est commun pour l'ensemble de la région. Il passe par plus de solidarité et plus de proximité, mais également par plus de complémentarité.

L'intégration économique la région du Maghreb arabe est encore trop faible. Le commerce intra-régional est en-deçà du niveau de développement des pays et des espoirs de leurs populations.

La raison nous commande à tous de faire en sorte que cela change au service de nos populations et surtout des plus jeunes d'entre elles.

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