Considérations sur le film de Mourad Ben Cheikh, ‘‘Plus jamais peur’’, film-documentaire sur la Révolution du Jasmin présenté au dernier Festival de Cannes.

Par Rachid Barnat

Le titre du film reproduit le texte en arabe d’une banderole d’un manifestant du 14 janvier, jour où les Tunisiens ont «dégagé» leur dictateur Ben Ali. Sa construction s’appuie sur un entretien psychothérapeutique d’un patient sans visage, qui souffre d’un polytraumatisme psychologique du à toutes les peurs accumulées et à la terreur inculquée et imprimée par le régime dictatorial et policier de Ben Ali à tout un peuple, représenté par ce patient sans visage.

 

Même la paranoïa qui touchait tous les Tunisiens a été évoquée par un jeune membre d'un comité de quartier qui protégeait ses habitants contre la milice de Ben Ali. Heureux de la libération de la parole, il disait à ses amis de circonstance à quel point l’ami se méfiait de son ami de peur qu’il ne soit un «indic» au service de Zaba.

Pour exorciser ses peurs, la psychiatre l’encourage à les exprimer par une création artistique. En l’occurrence faire un patchwork en déchirant dans les journaux qu’elle lui soumet tout ce qui nourrissait ses peurs.

En déchirant les journaux pour n’en retenir que les photos et les passages qu’il va assembler, il déchire symboliquement les journaux qui représentaient à eux seuls tout le système Ben Ali, quand les journalistes zélateurs ne produisaient que des articles laudateurs à la gloire du Président du Changement du 7 novembre 1987 ! Journaux qui faisaient honte à tout un peuple.

Vers la fin du film le patchwork prend forme et le patient semble guéri de ses démons.

 


Mourad Ben Cheikh

Rejet du «père de la nation» autoproclamé

Le cinéaste nous donne la clef de son film lors du débat qui suivra sa projection : les Tunisiens, par leur révolte, se sont émancipés de l’image du père très prégnante dans les sociétés dites arabo-musulmanes. Ce qui est un acte fondateur, dit-il, que vont copier d’autres peuples arabophones : Egypte, Libye, Syrie, Yémen… qui rejettent à leur tour leur «père de la nation» autoproclamé pour une présidence à vie transmissible à sa descendance. Mais qui commence à toucher aussi les monarchies : Bahreïn, Jordanie, Maroc…

Ce fil conducteur, permettra au cinéaste d’illustrer ces peurs par le parcours de trois Tunisiens devenus célèbres pour leur combat et leur courage en lesquels tous les Tunisiens se retrouveront le 14 janvier pour dire stop à la dictature :

- l’avocate Radhia Nasraoui, militante des droits de l’homme ;

- le journaliste Cherif Hamma ;

- et la blogueuse Lina Ben Mhenni.

Ces trois personnages, chacun à sa manière, donneront une densité émotionnelle à leur témoignage. Toutefois, le cinéaste n’a pas voulu, semble-t-il, tomber dans le pathos, puisque chacun de ses «acteurs» ou leurs proches, apportent en pleine dramaturgie une note humoristique. Humour devenu pour les peuples opprimés, seul recours pour continuer à vivre. C’est un peu leur façon de résister.

Radhia Nasraoui et son mari Hamma El Hammami émouvants tous les deux, racontent quelques anecdotes à propos de leurs incessants démêlés avec la police secrète de Ben Ali, dont une touchante : un portraitiste sur les quais de la Seine à Paris, suppliait Radhia de poser elle et sa fille pour lui. N’ayant pas d’argent, elle a refusé. Il insistait, lui proposant le prix d’un euro par portrait. Cela l’a bouleversée, qu’elle ait trouvé plus nécessiteux qu’elle. Elle accepte.

Au cours de la séance, il lui semble la reconnaitre. Elle décline son identité. En effet il connaissait son combat. Il lui avoue qu’il avait renoncé à se suicider le jour où les médias ont parlé de sa grève de la faim, admiratif de son courage et de son obstination devant l’adversité, lui qui vit, lui dit-il,  dans un pays libre.

L’exutoire de Lina Ben Mhenni

La jeune blogueuse Lina Ben Mhenni était la plus touchante des 3 «acteurs». Pudique, c’est par son père pas peu fier de sa fille, que nous apprendrons son propre combat contre le lupus, une maladie auto-immune rare, qui s’est attaquée à ses reins. De dialyse en dialyse elle ne doit de survivre qu’à la greffe du rein que sa mère lui donnera.

 

Cette jeune fille de parents militants, trouvera dans la révolte de Sidi Bouzid un exutoire pour exorciser la peur de sa maladie qui la minait de l’intérieur et dont elle se sentait prisonnière.

Elle sera parmi les premiers à vouloir enquêter sur la mort de Mohamed Bouazizi.

De ce qui était du domaine inconsciemment allégorique entre le corps et la maladie, elle va découvrir l’ampleur des dégâts du régime policier de Ben Ali et le grand mal dont souffre tout le corps social tunisien dont Mohamed Bouazizi va se libérer en s’immolant.

La rage dans le ventre, elle décide de témoigner de ce qu’elle voit, puisque l’information officielle est quasi inexistante, utilisant pour cela les nouveaux réseaux sociaux.

Elle a eu le courage de témoigner sous son vrai nom via son blog ! Ce que la police secrète de Ben Ali ne tardera pas à repérer pour venir cambrioler ses parents et voler tous ses vidéo-reportages.

Modeste, Lina conteste que son père admire son engagement politique et son militantisme, ce qu’elle refuse d’admettre ; se contentant d’un rôle d’observatrice qui rend compte de ce qu’elle voit, dit-elle.

Quand au père, il dit que chaque fois qu’il passait devant le ministère de l’Intérieur, devenu le ministère de la torture pour les Tunisiens, cela lui ravivait ses souffrances et les tortures qu’il y avait subi sous le régime de Ben Ali. Il n’en fera le deuil, dit-il, que depuis le 14 janvier quand les Tunisiens viendront à bout de leur «Bastille». Par ailleurs, il n’a cessé de rendre hommage aux Tunisiennes qui étaient nombreuses et souvent aux premières lignes lors des manifestations et lors des accrochages avec les forces de l'ordre. Les Tunisiens leurs doivent leur révolution, rappelle-t-il.

Du pouvoir politique au pouvoir de l’argent


A la fin de la projection, il y a eu quelques questions posées au cinéaste sur la révolution tunisienne et son évolution. Devant certaines inquiétudes des Français, nombreux dans la salle, le cinéaste s’est voulu raisonnablement rassurant. Particulièrement en ce qui concerne la montée de l’islamisme en Tunisie, estimant que ce parti ferait probablement 20 à 30% des voix mais qu’on ne gouverne pas même avec ce score, pas plus que le Front National qui frôle les 20% en France ne gouvernera le pays.

A une militante pour les droits de l’homme qui demandait quelle action prioritaire verrait-il pour la Tunisie pour les militants, sa réponse était : les médias. Parce qu’ils sont aux premières lignes pour l’information du peuple. Sa crainte est que la corruption change de nature. Car si les journalistes tunisiens semblent s’être émancipés du pouvoir politique, il reste le pouvoir de l’argent contre lequel on ne peut rien faire.

Après avoir vu ce film on sort ému, admiratif et en définitif plein d’espoir. Un peuple qui a réussi cela ne pourra plus jamais accepter une dictature quelle qu’elle soit. Il a exorcisé sa peur. Désormais il n’aura plus jamais peur.