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Dans sa nouvelle pièce, Fadhel Jaïbi entame un procès à charge contre les courants salafistes censés être le diable en personne dans une Tunisie en pleine crise révolutionnaire.

Par Hamadi Aouina

Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi ont entamé, jeudi 23 mai, au Théâtre National de Chaillot, à Paris, une série de trois représentations exceptionnelles de leur dernière pièce ''Tsunami''.

Très peu d'informations ont filtré avant la représentation qui se voulait une première de la pièce de Fadhel Jaïbi, artiste résident international à Chaillot. C'est presque devenu une tradition que de publier ou de présenter en exclusivité qui, un livre, qui une pièce de théâtre à Paris, capitale de la France éternelle.

A 36,30 euros la place, le public auquel s'adresse la pièce est déjà trié sur le volet.

Un spectacle mortifère

Au lever de rideau une ambiance assombrie enveloppe la scène; et cette ambiance sera la trame, tout au long de la pièce, d'une volonté de faire se dérouler les différentes dans une atmosphère. Aucune éclaircie ne vient changer le décor triste fait de projection de dessins abstraits, griffures noires sur ton gris, qui accentue l'aspect mortifère du spectacle.

Et en matière de mortification nous avons été comblés.

L'hymne national récité sur différente tonalité est repris par des acteurs auxquels on demande d'occuper l'immense scène de Chaillot tels des pantins. Très peu de jeu d'acteurs, c'est l'une des caractéristiques de ce spectacle. On est censé revivre la révolution et ses soubresauts, mais, très vite, on rentre dans le vif du sujet. L'intrigue veut qu'une jeune femme cherche à se réfugier chez une dame d'un certain âge. Cette jeune femme est recherchée par des jeunes qu'on devine être des «salafistes» rien qu'à voir leur tenue, sombre, comme de bien entendu.

L'échange entre la dame âgée et l'amant de la jeune fille nous éclaire sur le cheminement du couple qui essaye d'échapper à une tentative d'enlèvement et de séquestration.

S'ensuit alors une digression sur les «deux Islams» qui seraient en opposition actuellement en Tunisie: l'«originel», l'«authentique», l'«enraciné dans le terroir», le «modéré», le «hanif», et sa contrefaçon sa «maladie» comme l'affirmait un «intellectuel» de cour, que les maléfiques monarchies pétrolières nous exportent, réussissant à «wahhabiser», grâce à un lavage de cerveaux, nos jeunes pour en faire une chair à canon dans leur tentative de déstabiliser les «Etats laïcs».

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Fadhel Jaïbi exorcice ses démons sur la scène.

Procès des courants «salafistes»

Au final, en avril 2015, l'Etat d'exception est proclamée pour l'instauration d'une dictature théocratique. La scène finale est un massacre généralisé.

Entre-temps, on a eu droit à un ballet de «niqabées» auxquelles ne fut demandé que de parcourir l'immense scène en long et en large. A aucun moment, elles n'eurent la parole sauf dans ce bref échange avec la dame âgée où la jeune «niqabée» se dévoile la face pour crier à la vieille qu'il est temps qu'elle se couvre le corps puisqu'«elle n'a plus rien à montrer».

Fadhel Jaïbi, avec cette pièce de théâtre, a entamé un procès à charge contre des courants «salafistes» censés être le diable en personne dans une Tunisie en pleine crise révolutionnaire. Son verdict est on ne plus sombre, à l'image de tout son décor. Ils (les «salafistes») ont gagné la partie. Et avril 2015 est leur consécration.

Aucune note d'espoir ne vient ponctuer un discours où la dame âgée censée représenter les couches sociales auxquelles s'identifient Jaïbi, finit par assister au chaos sans voix, elle qui a défendu bec et ongles l'option pacifique, en pleine tourmente, à l'amant qui désirait en finir en basculant dans la lutte armée contre le «camp adverse».

C'est un fait avéré que dans les périodes de crise, même des têtes bien faites finissent par perdre le nord.

Paniques identitaires et tentations autoritaires

Entre ceux qui, pour ne pas avoir à se poser les questions qui fâchent : les questions sociales qui sont faites de sueur et de sang, de l'exploitation et de l'oppression, nient l'évidence du processus révolutionnaire qui a démarré avec l'Intifada du bassin minier de Gafsa en 2008, a obtenu le départ du dictateur et dessinent aujourd'hui les lignes de partage entre révolution et contre-révolution; ceux qui par tout temps ressortent le joker «démocratie», ceux qui lui préfèrent «la raison» et son «universalisme» abstrait et vide et ceux qui ressassent jusqu'à la nausée le culte des «origines»; la marge se rétrécie d'une pensée autonome, indépendante en faveur des déshérités ceux-là mêmes qui se sont sacrifiés en première ligne dans cette conflagration révolutionnaire.

On est en pleine névrose du soupçon et l'angoisse du complot : la concurrence libérale «non faussée» déchaine le sauve-qui-peut et le chacun-pour-soi. Tribus contre tribus, chapelles contre chapelles, ethnies contre ethnies. Et Dieu, s'il en est encore capable, reconnaîtra les siens.

Plus on célèbre à grand bruit l'égalité et la fraternité républicaines, plus elles foutent le camp. Plus on se gargarise de citoyenneté, plus elle devient introuvable. Plus on en appelle au civisme, plus déferlent les «eaux glacées du calcul égoïste». Paniques identitaires et tentations autoritaires: la spirale mortifère s'emballe.

Plus de 27.000 conflits sont recensés depuis le 14 janvier 2011 qui montre l'acuité de la question sociale et nos «démocrates» en «théologiens critiques» se voilent les yeux par les questions purement théologiques et morales.

Le renouveau du théâtre européen se fait autour de questions sociales et contre le capitalisme et ses catastrophes et nos théâtreux en pleine crise révolutionnaire donnée en exemple sur les scènes de théâtre d'Allemagne et de France, se focalisent sur ce qui leur semble la question cruciale de l'heure: la lutte contre l'«intégrisme religieux». Leurs arguments sont strictement théologiques puisque «leur» islam serait «meilleur» que celui du voisin.

Alors que toute une époque s'épuise, celle de la «modernité» et de ses catégories (de souveraineté, de peuple, de territoire, de nation, de propriété) dans lesquelles ont été pensées et pratiquées les stratégies politiques depuis plus de trois siècle, nos «théologiens» laïcs, toujours en retard d'une guerre sont dans l'incapacité de changer de regard sur l'ordre du monde en délaissant la vision panoptique pour multiplier angles et prises de vues.

Concernant la laïcité, que d'aucuns agitent comme un fétiche pour repousser «les forces obscures», on oublie un peu vite qu'elle fut une idéologie de combat contre l'emprise de l'Eglise catholique et romaine et non un espace vide et neutre qu'il suffit de transplanter en terre islamique.

Cette bataille de la laïcité, en France exceptionnellement et nulle part ailleurs, fut remportée grâce à l'alliance tactique entre deux forces antagoniques, la bourgeoisie anticléricale positiviste d'une part, et le mouvement ouvrier socialiste de l'autre. Victorieuse, la laïcité est restée sous domination bourgeoise républicaine. L'école de Jules Ferry se voulait un rempart contre l'Internationale noire des curés, mais aussi contre l'Internationale rouge de l'éducation populaire.

C'est Auguste Comte qui fut célébré en bon prêtre du positivisme. Celui-ci fut, en tant qu'idéologie dominante, l'apologie des vainqueurs du Progrès dans l'Ordre. On croirait entendre Béji Caïd Essebsi et sa «Heybet Edaoula» (force de l'Etat).

Nos théâtreux devraient réfléchir à cet avertissement lancé par Karl Marx encore étudiant aux adeptes de l'Athéisme : «L'athéisme est une réponse religieuse à la religion», autrement dit que la bataille contre les «théologiens» de toute obédience doit quitter leur territoire de prédilection. Seule le terrain éminemment terrestre de la bataille sociale vaut qu'on lui consacre toute notre énergie.

A bon entendeur...