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De la danse du Harlem Shake dans les lycées aux bottes de persil élevées au rang de symbole de la liberté d'expression, les Tunisiens créent des îlots d'apaisement et des fragments de solidarité pour lutter contre la haine et la violence.

Par Jamila Ben Mustapha*

 

L'ex-ministre de l'Education nationale, Abdellatif Abid, a eu le tort d'ignorer que, pour l'être humain, en général – et, encore plus, pour un jeune – rien n'est plus fascinant que l'interdit, qui agit sur lui comme un aimant, ne demandant qu'à être transgressé: est-ce un hasard qu'un des thèmes favoris de la poésie arabe traditionnelle ait été le vin? Ce sont, d'ailleurs, les critiques qu'il a formulées à l'égard du Harlem Shake qui ont assuré et garanti le succès de cette danse en Tunisie et son extension à travers le pays, dans un mouvement, à la fois, de défi au pouvoir et de résistance au conservatisme rampant.

De l'exutoire à la résistance

A partir des critiques de l'ex-ministre, le Harlem Shake s'est répandu comme une traînée de poudre. L'attitude de condamnation radicale de la part du représentant de l'autorité a donné une coloration politique à ce qui n'était, au départ, pour des élèves de moins de vingt ans, qu'un acte d'amusement, de défoulement et d'expression corporelle. «Grâce» à la maladresse de l'ex-ministre, les jeunes écoliers, pas encore étudiants, qui étaient en marge de la vie politique monopolisée par les «vieux», ont pu trouver un créneau efficace pour y pénétrer et entrer en «résistance».

Mettons-nous, une seconde, à leur place: à part les préoccupations scolaires, source de stress, au moment des examens, on pourrait s'interroger, aussi, sur le spectacle que leur donnent, actuellement, les adultes, et, particulièrement, une classe politique pataugeant dans les problèmes inextricables qui se posent au pays, n'arrivant pas à avancer et, notamment, à respecter la parole donnée au peuple, concernant, par exemple, les promesses de remaniement ministériel, éternellement reportées: tout cela n'est pas fait, du tout, pour les rassurer sur leur avenir, et une règle élémentaire de psychologie est d'admettre la nécessité d'un exutoire, pour toute situation de grande tension.

L'intérêt de ces manifestations, comme des séances de lecture sur l'avenue H. Bourguiba, des danses de rue du groupe Art Solution, est de nous montrer que l'opposition politique ne passe pas, forcément, par le langage, forme d'expression maîtrisée, plutôt, par les adultes. Si la rhétorique politique leur est, encore étrangère, eh bien ! les jeunes s'exprimeront pas des gestes symboliques (la lecture, en groupe sur l'avenue), par leur corps, et, notamment, par la danse.

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L'expression corporelle est un facteur de libération et d'épanouissement.

Les adultes à l'école des jeunes

De plus, s'il est incontournable, l'échange verbal a le gros inconvénient de ne pas pouvoir extirper la violence des rapports humains. Au contraire, il la déchaîne alors que l'expression corporelle est libération et facteur d'épanouissement. Les débats politiques sur les plateaux de télévision ou à l'Assemblée nationale constituante (Anc) sont là pour nous le prouver. Et, souvent, on voit bien que le langage sert, plutôt, à un échange de monologues qu'à une interaction entre les idées, très difficile et très rare, même si les hommes sont condamnés à dialoguer, entre eux, parce que l'agressivité verbale est, de loin, moins terrible que l'agressivité physique. Les adultes devraient-ils se mettre à l'école des jeunes pour trouver des formes d'expression et de résistance qui ne soient pas, porteuses, en elles-mêmes, de violence?

Un événement drôle, justement, qui sort des pratiques politiques habituelles et initié par des adultes, cette fois-ci, a été l'appel aux dons fait à son public par le directeur d'El Hiwar-Ettounissi, et qui n'aurait pas eu autant de succès sans l'idée de génie qui lui a été donnée par les adversaires de la chaîne, sur le ton de la dérision, de vendre du persil pour pouvoir la sauver, à l'exemple de ce qu'avait fait le fils du ministre nahdhaoui de l'Enseignement supérieur, vendeur de persil dans une vie antérieure devenu patron de la chaîne Zitouna TV.

La jolie couleur de ce légume a donné sa touche d'originalité à cette campagne. Tahar Belhassine a fait comme Hamma Hammami, leader du Front populaire, qu'une adversaire mal intentionnée avait désigné, ironiquement, par le nom de sa femme (Hamma Nasraoui): transformer, à son avantage, une «insulte», en la revendiquant et en se la réappropriant.

Grâce à cette jolie opération de communication, le persil a donné du relief à une campagne de dons qui aurait pu se passer de façon classique et terne. Et c'est l'existence, uniquement, de cette botte verte, présente de façon inhabituelle, entre les mains, non des militantes anonymes que sont les ménagères, mais d'intellectuels et de politiques, brandie, fièrement, par eux, comme un trophée – rappelant vaguement et, par association d'idées, un autre symbole végétal, le laurier, ceignant les têtes des vainqueurs, dans la société grecque et romaine antique – qui est la cause de la bonne humeur, de la joie et de la convivialité ayant caractérisé cette journée. On a, rarement, vu des gens donner de l'argent, non seulement, avec autant de bonne volonté, mais, aussi, avec autant de sourires.

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La chaîne Al-Hiwar Ettounissi lance une opération de communication : le persil au secours de la liberté d'expression.

Sortir de la haine qui conduit à la violence

Toutes ces manifestations qui se situent en dehors des sentiers battus du militantisme, en créant des îlots de détente et d'apaisement et des fragments de solidarité sociale, sont des moyens de lutter contre la haine et la violence, à condition, bien entendu, de ne pas être pris, à leur tour, comme cible par les marchands d'agressivité permanente, pour qui toute occasion est bonne pour la déchaîner. Et il est vrai que notre grand problème national actuel et qui concentre, en lui, toutes nos difficultés, toutes nos impasses, est le suivant : comment sortir de la haine, qui conduit inévitablement à la violence?

Nous sommes, en effet, passés de l'état de coma, sous la dictature, à la fièvre dévorante; de l'unanimisme artificiel et forcé, aux divisions profondes. La Tunisie s'est fracturée en deux camps, pris tous deux par la haine. Or, la haine est fatigante et stérile, en plus d'avoir l'inconvénient d'enlaidir les visages.

Pourquoi ne pas proposer de petites solutions pratiques? Les fêtes nationales du 20 mars et du 9 avril vont, bientôt, arriver. Pourquoi, d'abord, ne pas s'astreindre à les fêter avec l'importance qu'elles méritent? Pourquoi, de plus et surtout, les partis ne s'entendraient-ils pas pour les fêter ensemble, vivre l'unité nationale, pendant quelques heures, de façon magique, en évitant les slogans appelant à la haine, à la division, histoire de rappeler que c'est vers elle que l'on doit tendre, si l'on veut reconstruire, de façon efficace, le pays? Après tout, même les guerres supposent des moments d'accalmie.

Les Tunisiens, toutes couleurs politiques confondues, défileraient, ensemble, côte-à-côte, sous l'œil et la présence vigilante des policiers qui n'auraient pas à séparer les groupes politiques, les uns des autres, comme nous les avons vus le faire, le 14 janvier dernier, mais à surveiller toute la foule et les tentations de violence qui ne manqueront pas de se manifester, cette dernière étant devenue un véritable sport national.

Il sera, toujours temps, le lendemain, de reprendre la lutte politique normale, sans perdre de vue la nécessité de rapprochement et de coexistence pacifique entre les deux camps, but qui devra s'imposer, à moyen ou à long terme, à tous, qu'ils le veuillent ou pas; et peut-être, malheureusement, qu'il faudra, pour en être convaincu, passer par des moments très durs de conflits. Mais, tôt ou tard, nous n'aurons pas d'autre solution.

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Résistances tunisienne (1/2)