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La neutralité de l'UGTT dans le conflit opposant les forces progressistes à Ennahdha et ses filiales islamistes est indigne de l'histoire de cette institution.

Par Mohamed Hafayedh*

Le but n'est pas de critiquer la non participation de l'UGTT par des candidats aux élections, mais celui de son «laisser faire» aux partis politiques, dont la représentativité reste relative et les orientations manquent de visibilité.

Car, sans la participation effective de l'UGTT au débat politique sur le choix du programme économique et social, il est de son rôle d'en soumettre le sien élaboré dans le cadre d'une consultation de la base syndicale, ce qui créera une dynamique et permettra aux Tunisiens de prendre conscience des enjeux des élections qui arrivent, afin de mobiliser ceux d'entre eux qui semblent désorientés par les politicards de tous bords et les motiver pour aller voter en connaissance de cause.

Les bouquets de fleurs contre les sacs poubelles

La décision de ne pas participer aux élections annoncée par l'UGTT, la plus grande force sociale et politique du pays, n'est pas un événement anodin.

L'information est passée comme un fait mineur, alors que la Tunisie est à la veille d'un saut dans l'inconnu d'un suffrage universel à l'issue incertaine.

L'époque où toute la Tunisie retenait son souffle à l'annonce des décisions du comité central de l'UGTT semble bien révolue.

Aucun impact national, aucun écho des débats au niveau des syndicats régionaux, ni d'échange d'idées dans les médias ou sur les pages du Journal ''Echaaâb'', organe de la centrale syndicale, entre tous ces juristes, économistes, sociologues, philosophes et universitaires syndicalistes qui ont fait la fierté du Centre de recherches de l'UGTT pendant des décennies avant la révolution et produit les programmes de gouvernance les plus sérieux.

L'information était suivie par deux déclarations d'environ soixante secondes, faites par deux secrétaires généraux adjoints, le premier a rappelé le principe de la «neutralité» de l'UGTT, «à distance» de tous les partis politiques, tous représentés dans l'organisation syndicale; le deuxième a appelé à voter pour les bouquets de fleurs contre les sacs poubelles!

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Après avoir jeté des sacs poubelles sur les locaux de l'UGTT dans plusieurs régions et agressé physiquement les dirigeants syndicaux dans leur fief de Tunis, à la Place Mohamed Ali, les islamistes envoient leur chef serrer la main à Houcine Abassi.

Comme s'il existait deux UGTT, l'une au-dessus de la mêlée des «fouraqaa» (protagonistes), contrôle, tel un surveillant général dans un collège de province, et l'autre se trouve dans un combat de rue où elle reçoit les coups de poing et les détritus sur ses murs, mais se défend comme elle peut contre le camp des méchants avec l'aide du camp des gentils, qui viennent la soutenir, avec un bouquet de fleur à la main.

L'UGTT n'est pas une auberge espagnole

L'actuel secrétaire général avait rappelé, à juste titre, lors de la commémoration de l'assassinat de Farhat Hached, le 5 décembre 2013, que l'UGTT était «plus grande» que la direction actuelle et plus grande que son sécrétaire général lui-même.

Il est indéniable que l'UGTT est une institution nationale à vocation patriotique, que Hached et ses camarades avaient créée pour les ouvriers tunisiens qui ne pouvaient défendre la cause spécifique de l'indépendance nationale à l'intérieur des syndicats français dont l'action se limitait à des revendications salariales.

Les fondateurs ont légué l'UGTT à tous les Tunisiens patriotes syndiqués ou non syndiqués.

L'UGTT est institution trop sérieuse pour être confinée dans un rôle secondaire et réduite à une simple machine bureaucratique au moment où le pays est sérieusement menacé par l'obscurantisme. Elle ne peut se soustraire à son rôle historique qu'elle a toujours tenu pour préserver les intérêts du pays.

Elle tient sa légitimité de ses martyrs et de la charte de ses fondateurs imprimée dans la mémoire collective des Tunisiens, caractéristique du syndicalisme tunisien:

- le rationalisme: supériorité d'«el-âkl» (la raison), sur le «nakl» (la tradition religieuse), comme disait Tahar Haddad;

- la modernité de Tahar Haddad et de Mohammed Ali, les deux pères du syndicalisme tunisien;

- l'engagement sans ambiguïté de Farhat Hached dans la lutte nationale et politique, appelant les travailleurs tunisiens à la lutte jusqu'à «l'abolition du système de l'exploitation capitaliste et avec lui celui de l'appareil d'Etat qui le protège» (éditorial du 7 mars 1948, ''La Voix du Travailleur'' n°26); ou mieux encore, la «destruction du système de l'exploitation» (éditorial du 22 février 1948, ''La Voix du Travailleur'' n°24) ;

- Le principe : «La politique est le cerveau de la lutte syndicale» de Mohamed Erray, président de la fédération des dockers (éditorial du 26 novembre 1955, ''La Voix du Travailleur'' n°39 - éditorial de Ahmed Ben Salah).

Disons-le tout de suite, à la lumière des principes fondateurs du syndicalisme tunisien, la neutralité de l'UGTT dans le conflit actuel qui oppose les forces progressistes au parti Ennahdha et ses ramifications islamistes, est indigne de l'histoire de cette auguste institution !

Ce n'est pas parce que des islamistes ou leurs proches ont, sous le règne de Ben Ali, trouvé refuge dans l'UGTT que celle-ci se croit obligée «de faire de la place» au courant islamiste au nom de la neutralité syndicale.

Chokri Belaid, lui aussi, avait défendu les islamistes et pris de gros risques pour les protéger contre la torture et la mort, mais une fois au pouvoir, leur premier réflexe était de l'éliminer physiquement.

Idéologiquement, les islamistes n'ont rien à faire dans l'organisation syndicale de Farhat Hached, puisqu'ils condamnent le syndicalisme le considérant comme une hérésie! D'autant qu'ils considèrent le syndicaliste qui lutte contre l'accumulation du capital et des richesses comme un mécréant qui défie la volonté d'Allah qui aime les riches, nous rappelle Ghannouchi.

En outre, les islamistes ont leur «syndicalisme» parallèle, comme ils ont leur police et leur armée parallèles, ils ne font qu'infiltrer l'UGTT pour occuper les postes névralgiques dans le seul but de paralyser l'institution et étouffer toute contestation.
Mais alors qu'adviendra-t-il du militantisme de l'UGTT pour défendre les salariés contre les majorités au pouvoir, si elle devait à chaque fois respecter la position d'une partie de ses adhérents, membres des partis de la majorité au pouvoir?!

Plus sérieusement, selon le discours des «fouraqaa» (les protagonistes politiques), pour qui les partis seraient suffisamment représentatifs du peuple tunisien, est une fable qui ne convaincra personne.

Autour de la table de l'ambassadeur américain

La réalité de la représentativité des partis politiques n'est plus défendue par personne, même dans un pays démocratique comme la France où un fossé s'est creusé entre la société et les élus censés la représenter.

Dans les démocraties occidentales, le sentiment de mal-représentation s'enracine dans les partis politiques qui fonctionnent en vase clos; en Tunisie la situation est pire: elle est à l'image de la réunion des chefs de tribus ou de clans autour de la table servie de l'ambassadeur américain.

Les responsables de l'UGTT ont la mémoire courte: ils oublient l'espoir qu'avaient suscité la révolution tunisienne chez des millions d'«indignés» en Europe et dans le monde, avant même le déclenchement de l'opération du «printemps arabe», opération contre-révolutionnaire montée par la coalition américano-wahhabite.

Les élections du 23 octobre 2011 ont démontré le fossé qui existe entre les résultats de la machine électorale et la machine des forces vives de la nation structurées dans la société civile.

Les élections prochaines se dérouleront dans un pays où toutes les portes sont grandes ouvertes à l'argent sale, aux armes, aux espions, aux terroristes et aux mafieux de tout genre; un pays qui vit sous perfusion monétaire sans aucun espoir de redressement économique dans un avenir prochain, des électeurs dans la nécessité et la misère, cibles des prédateurs bien pourvus en pétrodollars.

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C'est la mobilisation des Tunisiens et, surtout des Tunisiennes durant l'été 2013 qui a obligé Ennahdha à quitter le gouvernement après avoir mis à plat le pays. Avec le Dialogue national, l'UGTT lui a offert une porte de sortie. 

Le peuple du Bardo de l'été 2013

Heureusement que la Tunisie peut compter sur ses «saints», non ceux évoqués par le général militaire. Les saints de la Tunisie sont ses citoyens faisant corps avec la société civile, qui croient en leur pays, libre et fier.

Aucun parti politique ni aucun dinosaure, encore moins l'union des deux dinosaures, ne peuvent prétendre représenter les Tunisiens ou revendiquer le sauvetage de la Tunisie à la place du peuple du Bardo de l'été 2013.

La Tunisie est un bateau dans la tempête. Il surfe les grosses vagues, mais il ne coulera jamais, la coque est solide grâce aux fondateurs de la nation : Tahar Haddad, Habib Bourguiba et Farhat Hached; et à son histoire millénaire.

Les Tunisiens savent garder et protéger leur pays après chaque révolution. Ce sont des «professionnels» de la révolte, selon le vicomte de Guillerague qui fut ambassadeur de France sous le règne de Louis XIV à Constantinople et qui témoigne: «Il n'y eut jamais de royaume si sujet aux révolutions que celui de Tunis, l'on s'étonnera peut-être d'apprendre qu'un petit coin de terre ait pu si longtemps subsister parmi tant de troubles qui l'ont agité».

Les Américains n'ont rien compris, de l'aveu même de leur ambassadeur, qui avait reconnu que les choses en Tunisie lui semble «plus compliquées» que ce qu'il croyait. Ils ont essayé, aveuglément de transposer leurs schémas du Moyen Orient pour créer une guerre religieuse entre croyants et laïques, mais le pétard n'a pas pris chez un peule uni, dans une cité centralisée; car la Tunisie n'est pas un foyer de tensions tribales ou religieuses prête à brûler, à l'image de certains pays du Moyen Orient.

En l'état, la Tunisie est une anarchie contre le pouvoir politique transcendant et central, mais capable de retrouver les ressources pour s'organiser dans l'ordre et préserver les institutions et la continuité de l'Etat. Son goût pour la liberté acquise la dégoûte du pouvoir des assoiffés de pouvoir.

Le perroquet répond au marchand : «Ô, cher maître, celui qui est libéré ne revient jamais vers sa cage. Je te remercie de ton aide et te dis adieu» !

Il est du rôle de l'UGTT de s'engager et imposer la tenue des élections de base, locales et régionales pour constituer les structures populaires de proximité et donner forme institutionnelle à cette démocratie citoyenne participative.

Face à la politique néo-libérale

Le rôle de l'UGTT devient plus que jamais politique comme l'avait enseigné Mohammed Erray : le politique est le «mokh» (cerveau) du syndicalisme.

La Tunisie est gouvernée par une équipe issue du «dialogue national», avec la bénédiction des créanciers de la Tunisie qui ont accepté de créditer les caisses de l'Etat laissées vides par les islamistes.

Le FMI ou l'Europe où les marchés financiers exercent leur pouvoir de contrôle de la gouvernance de la dette et la «rationalisation» des capacités de remboursement des intérêts de leurs créances.

Certains secteurs de l'UGTT commencent à souffrir des conséquences de la politique néolibérale du gouvernement Jomaa, «politique de la dette», qui seront appliquées sur trois niveaux:

- la politique d'austérité avec le contrôle social, celui des dépenses sociales de l'Etat-providence qui toucheront les retraites, les congés, le droit du travail et les services sociaux de l'Etat s'accompagnant de la perte des acquis sociaux arrachés par les luttes syndicales;

- les privatisations des services de l'Etat-providence, sous prétexte de rationaliser la protection sociale;

- pour assurer ces objectifs, les créanciers de la Tunisie interviendront dans le choix des subjectivités gouvernantes, «islamistes light», dans le cas de la Tunisie; pour exécuter le programme de leur politique monétaire.

En l'état actuel de la Tunisie, l'équipe gouvernementale qui sera issue des élections prochaines ressemblera à un gouvernement Jomaa 2 et n'aura pas plus de pouvoir sur l'orientation économique et sociale du pays.

Le rôle de l'arbitre du gouvernement entre le capital et le travail sera insignifiant et impuissant faute de capacité de la banque centrale souveraine de répondre aux besoins du Trésor public de l'Etat providence.

Le pouvoir réel appartient au financier universel, fluide et inconsistant à l'image des capitaux «qui donnent à toute chose leur mesure de monnaie virtuelle».

Les syndicalistes grecs, islandais, irlandais et portugais ont compris qu'ils doivent s'engager politiquement et en première ligne contre le poids de la dette pour affronter le diktat de la «Troïka» (composée de l'Union européenne, de la Banque centrale européenne et du FMI) qui leur impose une cure d'austérité.

A mi-distance de Taieb Baccouche et Ali Larayedh

La non-participation de l'UGTT aux débats pré-électoraux est un blanc-seing laissé aux partis politiques à un moment où la classe moyenne et les plus pauvres sont exposés aux politiques néolibérales les plus sauvages; un blanc-seing qui n'a pas d'équivalent ailleurs, même dans les démocraties libérales les plus enracinées, où les syndicats négocient pour soutenir tel programme économique ou social de tel parti politique ...

Comment comprendre et accepter la logique de la direction de l'UGTT de ne pas participer aux élections d'une manière active et s'engager clairement contre la possibilité du retour d'un parti politique qui avait commis des crimes contre le peuple tunisien, qui a délibérément fait un hold-up sur les caisses de l'Etat et bloquer toute possibilité de créer des emplois pour les jeunes, préférant les envoyer vers les camps de la mort (Syrie...), ou les pousser à se jeter à la mer?

Comment comprendre que l'UGTT veuille se positionner et rester à la même distance des partis pour mettre sur le même pied d'égalité un Taieb Baccouche de Nida Tounes avec Ali Larayedh Frère musulman nahdhaoui, un Ammar Amroussia du Front populaire avec l'islamiste Sahbi Attig ou Samir Ettaib d'Al-Massar avec Abdellatif Mekki?

Les luttes qui se profilent dans l'avenir sont universelles contre les destructions du néolibéralisme sauvage, qui n'épargnera personne. La société civile et à sa tête l'UGTT est la seule capable de résister et de créer l'alternative à ce chaos économique et politique.

«La pauvreté n'est plus une faiblesse de revenus, mais un ensemble de capacités dont on se trouve dépossédé». La direction actuelle de l'UGTT est en retrait de ce combat hautement politique, les augmentations modiques des salaires concédées par le gouvernement nahdhaoui n'ont servi qu'à couvrir l'augmentation disproportionnée des prix, le hold-up islamiste par des indemnisations faramineuses avec une propagande anti-syndicaliste, pour lui faire porter la responsabilité des caisse vides de l'Etat en plus de l'infamie du manque de solidarité des travailleurs avec les chômeurs.

Compte tenu des choix actuels de l'UGTT, la Tunisie progressiste et moderniste est en droit de se demander si elle peut encore compter sur l'UGTT pour sauver encore la Tunisie.

* Avocat tunisien basé à Paris.

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