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Les Tunisiens ne doivent pas perdre leur temps et leur énergie dans la formation d'un gouvernement complet. Juste quelques «ministres» de renommée et d'expérience dans un esprit de collégialité. Un sauveur suprême, l'histoire n'en livre pas tous les siècles.

Par Fathi B'Chir*

Le Tunisien, la classe politique en reflet des citoyens, aime-t-il négocier au-delà de toute mesure? Tout porte à le croire au vu de chacun des marchandages auxquels on assiste depuis janvier 2011. Mis à part le départ de Ben Ali, dont ne sait encore vraiment qui a pris la décision de lui délivrer son «bon de sortie» ou sa «fin de mission», tout a été âprement discuté, jusqu'au détail.

Tenter de tout prévoir n'est pas, en soi, une mauvaise chose. Prévenir les «accidents» inévitables dans toute réalisation d'un projet qu'il soit politique ou autre, du fait de changement des paramètres ou par défaillance d'une des parties qui aura préféré la «déloyauté» à la parole donnée, est une démarche louable. Mais tabler sur une issue valable pour une éternité indéfinie serait perdre du temps, pire, ce serait gaspiller l'énergie et l'enthousiasme démocratique d'une population éprouvée dans sa sécurité, son portefeuille, dans sa quiétude mentale et sa sérénité.

Des combats vains ou sans issue

Gardons en mémoire les marchandages de «bazar» du gouvernement Caïd Essebsi, de la formation de la Haute autorité pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), de la mise au point de son mode de fonctionnement, de la «petite Constitution», etc. Les «experts» aidant, rien n'était clair.

Depuis cette phase, la Tunisie et les Tunisiens ont dû chaque fois aller jusqu'à l'exaspération pour que la classe politique décide enfin d'aller de l'avant, de sortir d'une impasse avec l'impression qu'elle l'a elle-même suscitée. Bataille des égos, fanfaronnades sur les plateaux télés, («vous allez voir ce que vous allez voir» et puis finalement on ne voyait rien). Paroles verbales. «Effets de muscle» intellectuel sans résultats. Mis à part les deux séquences réellement dramatiques des assassinats, la scène n'aura eu que l'apparence d'une arène de luttes pour des combats vains ou sans issue.

Pas tout-à-fait certes, car l'enjeu est de taille et reste important : nature de l'Etat, de ses rouages exécutifs, de contrôle de la gestion du gouvernement central et de ses bras étendus sur les régions, l'exercice de la démocratie, les instruments concrets de la liberté d'expression que sont les médias, ce sont autant de dossiers «chauds». Il fallait les traiter, inévitablement mais non pas avec un tel souci du détail, barguigné à l'excès avec le sentiment, parfois, que le principal a été occulté au profit de l'accessoire, provoquant la lassitude dans l'opinion.

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Les participants au dialogue national s'étripent inutilement sur le choix du prochain chef de gouvernement: Mohamed Ennaceur ou Ahmed Mestiri, bonnet blanc ou blanc bonnet... 

Pour fondamentale que soit une Constitution, elle n'est qu'œuvre humaine. Elle n'est valable que pour une décennie tout au plus. Ses raccommodages fréquents ont lieu généralement au gré des conjonctures lourdes dans la conduite du pays.

Atomisation de la classe politique

Concentrons-nous sur l'essentiel. Car on ne peut certainement pas tout prévoir sur le très long terme. Passons à l'urgent: la consolidation des libertés, le redémarrage de l'économie, le rééquilibrage social et entre les régions. Plus, ne l'oublions pas en ces moments difficiles, la sécurité. Pour le reste, laissons le peuple décider ensuite, au gré de ses choix. Concentrons les énergies plutôt sur les prochaines élections en proposant au peuple des programmes clairs, pédagogiquement explicités. Le manque sur ce dernier point est énorme. Le citoyen n'a pour l'heure d'autre ressource que de rechercher ses propres éclairages sur des réseaux sociaux devenus le lieu de recyclage de tous les phantasmes, de toutes les rumeurs, entretenant une atmosphère comparable à l'air vicié des espaces fermés. Facebook a véhiculé hier la révolution il est aujourd'hui un poison pour la démocratie.

Hors de ces fora virtuels, informels et incontrôlés, mettons en place graduellement la «mécanique» de fonctionnement de la démocratie et du lien entre la classe politique et les citoyens. La presse incarne ce lien et peut l'assurer. La condition est qu'elle soit crédible, responsable dans le sens où elle délivre de l'information libre mais vérifiée et recoupée. Elle doit être authentifiée et équilibrée n'ayant pour parti-pris que celui de la démocratie et de l'intérêt du citoyen en évitant de céder à la tentation du showbiz.

L'atomisation de la classe politique, des partis trop nombreux aux noms qui induisent parfois la confusion tant ils sont semblables, des lignes de partage peu nettes, des militants qui sont plus des «fans» ou des «amis» sur Facebook que de réels relais dans l'opinion. La vie politique tunisienne se caractérise pour l'heure par un énorme désordre aux conséquences imprévisibles.

L'impréparation des partis démocratiques, plus préoccupés par les marchandages au «sommet» que d'organiser leurs bases en leur proposant des messages lisibles se fera sans doute ressentir aux prochaines élections. Pour certains partis, passer par un tel tamis, sera une sorte de «quitte ou double». Pour la Tunisie par contre, les faits auront leur importance pour les années à venir.

Certes, le citoyen aura tout saisi de la maîtrise des joutes politiques et des pressions sur les décideurs et s'il faut tirer orgueil de l'expérience tunisienne depuis la défection de Ben Ali, c'est la vigueur de sa société civile. Admirable, elle a permis de réaliser un réel miracle : la permanence de l'Etat et son caractère démocratique autant que le citoyen l'a pu face au grignotage constant venant de l'ancienne comme des nouvelles «nomenklatura» politiques. Mais le désordre actuel ne le prépare pas encore à la pratique d'une démocratie ordonnée et codifiée. Pire, le corps électoral est en l'état fragile, ouvert à toutes les manipulations. Les prochains scrutins permettront d'en mesurer les dangers.

N'espérons pas un sauveur suprême

Pour sortir de cette phase pénible de marchandages, prenons l'exemple de la crise actuelle : pourquoi s'écharper à propos du choix d'un premier ministre ou président du Conseil (je préfère la première formulation qui suggère un primus inter pares plutôt que celle qui indique le choix d'un «chef», un culte arabo-méditerranéen dont il nous faudra un jour sortir). Il ne sera pas à la Kasbah pour l'éternité. Son mandant sera court, jusqu'aux prochaines élections.

Certes ce choix sera probablement effectif ou l'est déjà. Mais celui choisi devra garder présent à l'esprit qu'il n'est là que pour un court moment et gérer «raisonnablement». Une de ces décisions serait de ne pas nommer un gouvernement complet. Juste quelques «ministres» de forte renommée et d'expériences prouvées dans un esprit de collégialité. N'espérons pas un sauveur suprême. L'histoire n'en livre pas tous les siècles.

Il faudra sans doute un «ministre» pour la sécurité et la défense, quasiment un vice-premier ministre, un autre pour l'économie et la relance et un, enfin, pour les affaires étrangères. Plus ou moins, trois, cinq au maximum. Ce serait d'abord, ainsi, faire œuvre d'une grande visibilité pour le citoyen et privilégier l'action par rapport au show télévisé.

Pour tous les autres dossiers, le mieux serait de former sous l'autorité du trio (ou plus, si besoin) des Commissions dirigées, chacune, par les directeurs généraux des ministères «techniques» (transports, agriculture, commerce, tourisme, etc.) cela pour une période, ne l'oublions, limitée dans le temps et pour un mandat restreint à l'urgence du court et moyen terme. Ne perdons pas notre temps et nos énergies dans la formation d'un gouvernement complet. Perte de temps, d'argent et d'énergie sinon.

* Journaliste tunisien basé à Bruxelles.