Maréchal Ammar Depuis la nouvelle de son élection à l'Assemblée du ''tabsissi'' comme élu du peuple, le Maréchal est comme sur un nuage. Il fait désormais partie du gotha du pays.

Par Karim Ben Slimane*

«''Ya chiffour'', grouille-toi, prépare la Mercedes, je vais me rendre à l'Assemblée du ''tabsissi''», cria le Maréchal Ammar de sa voix volubile. «Et toi, ''ya coujini'', j'aimerais que tu me prépares un ''malthuth bel meslan'' parce qu'aujourd'hui Sidi Ettoukabri, le président du ''tabsissi'', et Lella Zoubeida viennent dîner chez moi. Tu me feras aussi ce truc en triangle farci avec des œufs, des patates et du thon que les ''beldia'' appellent ''brik''. Fais-moi aussi six ou sept variétés de tajines et des salades de tout genre. Sidi Ettoukabri doit comprendre que chez El-Maréchal Ammar on mange comme ''El-Beldia''. Ah, oui avant que je n'oublie, maudit cuisinier, prévois un petit peu de ''farfouch'' et de ''khobiza'' ça m'ouvre l'appétit. Pour le dessert apporte nous deux ''tassa borj'' chacun et du ''droô'' (sorgho) avec des fruits secs. Pour Lella Zoubeida tu feras du ''sfenj'' avec du raisin sec et du miel.»

Depuis la nouvelle de son élection à l'Assemblée du ''tabsissi'' comme élu du peuple, le Maréchal est comme sur un nuage. Il fait désormais partie du gotha du pays. Désormais il a de quoi pavoiser et briller dans les sociétés mondaines des ''beldia'' qu'il fréquente depuis peu.

Aujourd'hui, c'est un jour important pour le Maréchal. Il a mis sa redingote neuve, s'est ceinturé avec son châle rouge et a sorti sa chechia ''bel koubitta'' des grands jours. Les chaussures qu'on lui a apportées hier le serraient beaucoup, il a donc préféré enfiler sa ''belgha'' (babouches) sur ses chaussettes vertes. Ahurie, sa femme El-Maréchala Douja, est venue en courant vers lui les bras raccourcis :

«- Mais, bonté divine, tu as perdu la tête, tu ressembles à un ''karakouz''.
- Qu'est-ce que t'en sais toi pauvre femme ignorante, c'est comme ça que s'habillent les ''beldia''. L'envie a corrompu ton âme, tu supportes mal que je tienne séance aux ''beldia'' dans le ''tabsissi''. Et puis dis-donc tu ne devais pas partir pour Djerba voir ta fille et me laisser tranquille cette semaine, allez vade retro vieille sorcière.»

Le Maréchal s'en alla d'un pas vif et déterminé. Ses domestiques lui donnèrent le salut militaire et on fit entonner le chant du vingtième bataillon de l'infanterie dans lequel il a servi jadis.

Arrivé au Palais du Bardo, le Maréchal descendit non sans mal de sa vieille Mercedes modèle des années cinquante. Il avait peine à respirer dans sa redingote qui lui comprimait le ventre. Toutefois, il se consolait en se disant que ce n'était finalement que la rançon de l'élégance.

Le Maréchal est né sous une bonne étoile. Non seulement, il siège à l'Assemblée du peuple mais il a la chance de s'assoir aux côtés de celle pour qui son cœur chavire depuis la première fois qu'il a foulé le Palais du Bardo, Lella Zoubeida.

Zoubeida est une élue bien trempée qui s'est rendue célèbre par ses saillies et ses traits d'esprit. On lui doit notamment l'initiative de la création de la Maison des martyrs qui rassemble chaque soir à la tombée de la nuit les esprits des morts pour la patrie pour des parties de ''chkoubba'' ou de Tetris.

Le Maréchal ne peut plus contenir son béguin pour Zoubeida et cela l'empêche de dormir. Il a donc demandé conseil à Sidi Ettoukabri, président du ''tabsissi'' qui s'est dit prêt à l'aider à condition de rallier son parti Ettakatof. Ainsi, c'est lui qui a soufflé au Maréchal cette idée d'offrir un festin à ses convives. Sidi Ettoukabri s'est montré confiant pour convaincre Lella Zoubeida d'accepter l'invitation du Maréchal et il a tenu sa promesse.

Lella Zoubeida avait tout pour plaire au Maréchal. De la classe, de l'élégance, de la verve, de l'intelligence et, surtout, très important aux yeux du Maréchal, elle est bien potelée et charnue. Une vieille coutume dans le village dans lequel le Maréchal est né voulait qu'avant de marier une femme et la mettait sur un cageot en bois. Si le cageot se rompt sous le poids de la femme elle devenait bonne à marier.

Aujourd'hui, Lella Zoubeida est outrée. Quand les médias ont relayé les propos du ministre de la Papouasie du Nord sur le risque d'explosion du nombre d'ânes qui guette la Tunisie et qui pourrait la conduire au fascisme, son sang n'a fait qu'un tour. Elle, dont le grand-père possède un grand élevage d'ânes sait très bien qu'on peut tout-à-fait vivre paisiblement avec les âneries et les crétineries.

Zoubeida a préparé un discours fleuve pour répondre à ce qu'elle estime être une ingérence impardonnable venant d'un pays supposé ami. C'est donc dans sa langue qu'elle répondit au ministre de la Papouasie du Nord. Un exercice qui ne l'a pas rebutée puisqu'elle manie très bien la langue papoue. Devant les yeux ébahis du Maréchal, Zoubeida a péroré avec talent contre les graves accusations du ministre papou et ses griefs contre les crétins et les ânes. Le discours de Lella Zoubeida n'a pas laissé l'Assemblée indifférente la plongeant dans un charivari et une agitation inhabituels. Il faut dire que depuis la révolution il y a deux camps qui se disputent le gâteau en Tunisie. Il y a les éleveurs d'ânes d'un côté et les éleveurs de lapins de l'autre. Les premiers affectionnent les ânes car ils sont malléables et obéissants de plus ils aiment bien être montés par leurs maîtres. Les seconds préfèrent les lapins car ils sont craintifs et veules et cela fait leur charme. Quand il y a un danger les lapins courent pour se blottir dans le giron de leur maître. Depuis la révolution les lapins ont de plus en plus peur des ânes car ces derniers réprouvent l'inclination des lapins pour les plaisirs de la chaire.

L'occasion était trop belle pour le Maréchal Ammar qui prit sans hésitations la défense de sa dulcinée :

«- Oyez oyez, du calme tonna-t-il. Lella Zoubeida a raison, les ânes ne peuvent pas nous conduire au fascisme, c'est une race docile et j'en sais un pan à ce sujet plus que vous tous ici présents. Dans ma longue vie je ne me suis jamais fâché contre un âne ni un crétin d'ailleurs et je peux le dire haut et fort on ne sera jamais fâché les uns contre les autres en Tunisie.»

Sidi Ettoukabri du haut de sa tribune a dû intervenir énergiquement afin d'apaiser les ardeurs des députés. Quand le calme revint, Lella Zoubeida reconnaissante sourit au Maréchal et le remercia de son soutien :
«- On se voit tout à l'heure M. le Maréchal, n'est-ce pas?», ajouta-t-elle joueuse.

Le Maréchal bomba le torse et se caressa les moustaches avec la fierté d'un vainqueur dans un champ de bataille. Ce soir il lira le poème qu'il a écrit pour Lella Zoubeida.

*Spectateur rigolard de la vie politique Tunisienne.