Par-delà la personnalité de M. Nabli, ce sont ses choix en matière de politique monétaire, le choix de la prudence et la philosophie des réformes du système financier qui nécessitent d’être soutenus.

Par Karim Ben Hadj Mbarek*

Le président de la république, en accord avec le chef de gouvernement, vient de décider de démettre Mustapha Kamel Nabli de ses fonctions à la tête de la Banque centrale tunisienne (Bct). Les raisons objectives de cette décision n’ont pas été divulguées.

Accord sur l’éviction pour des raisons différentes

Les deux têtes de l’exécutif semblent être d’accord sur la décision de démettre M. Nabli de ses fonctions, mais pour des raisons différentes.

Pour le président de la république aucun motif n’a été présenté à ce jour pour justifier la décision de demettre le gouverneur de la Bct de ses fonctions. Ce qui laisse planer le doute sur l’absence d’arguments objectifs. La seule explication qui semble plausible, à défaut d’une justification officielle, c’est la volonté du président d’éliminer tout candidat potentiel à la présidence, même ceux qui ne se sont jamais déclarés intéressés par une carrière de président de la république.

En effet, au moment où tous les sondages confirment les chances de réélection de Marzouki face aux différents candidats actifs sur la scène politique, la présence d’un outsider (même si elle est peu probable) comme M. Nabli est très gênante. La décision est donc prise d’éliminer ce candidat de la scène politique. Le futur gouverneur se chargera de l’opération en lançant des enquêtes sur la gestion de la  Bct en espérant trouver des erreurs qui pourront ternir l’image de M. Nabli.

Pour le chef du gouvernement, le problème est essentiellement politique et pas personnel. Le conflit est donc au niveau de la politique monétaire de la Bct considérée comme passive par rapport aux objectifs du gouvernement.

Mustapha Kamel Nabli, un technocrate sacrifié sur l'autel d'ambitions politiques.

Politique monétaire expansionniste à des fins électorales

Déjà les graines du conflit apparaissent lors de la divulgation du projet de budget complémentaire de l’année 2012. Dans ce projet, le gouvernement a plaidé en faveur d’une «politique monétaire expansionniste». La Bct a réagi rapidement et clairement en annonçant dans un communiqué que le choix de la politique monétaire n’est pas du ressort du gouvernement.

Cette réaction bien que fondée et cohérente a gêné le gouvernement. M.Nabli annonce à travers ce communiqué que la Bct compte rester indépendante et qu’il n’accepte pas qu’elle soit soumise aux caprices électoraux des gouvernements. C’est la règle dans tous les pays développés.

La politique monétaire expansionniste vise à augmenter la masse monétaire essentiellement par de nouvelles émissions. Cette politique permet au gouvernement de satisfaire les demandes les plus urgentes (subvention, augmentation de salaires…). Ainsi le Tunisien moyen se sentira soudainement plus riche puisqu’il a plus d’argent. Le mythe du «meilleur gouvernement de l’histoire» deviendra enfin une réalité le temps d’une élection mais pas plus. En effet, cet enrichissement «provisoire» et illusoire pourra avoir des conséquences lourdes à moyen et long termes non seulement pour le Tunisien moyen mais aussi pour ses enfants. Cet enrichissement fictif va, en effet, engendrer une inflation (locale et importée) en plus des difficultés de remboursement de la dette publique. Le pays sera trainé dans un cercle vicieux que peu de politiques économiques permettent de surmonter, surtout pour un pays qui ne dispose pas de ressources naturelles et dont l’économie est structurellement fragile.

Face aux risques de cette politique, M. Nabli et son équipe ont opté pour une stratégie prudente qui permet de mieux gérer l’inflation. Ils ont initié les réformes du système bancaire et financier connu par sa fragilité. La réussite de cette stratégie plus réaliste et moins risquée exige du gouvernement d’être moins populiste et d’optimiser les dépenses publiques.

Cette politique est, enfin, plus adaptée à la réalité économique tunisienne. En effet, en temps normal notre économie est très fragile. Elle dépend beaucoup, notamment pour le tourisme, de la stabilité politique et sociale. Même la légère reprise économique actuelle est fragile. C’est cette double fragilité (structurelle et au niveau de la reprise) qui impose une politique monétaire prudente.

Marzouki et Jebali sont d'accord sur une seule chose, le limogeage de Nabli.

La politique monétaire de la Bct est le vrai enjeu

M. Nabli n’a pas besoin d’être sauvé. En effet, au lendemain de l’officialisation de son éviction, il n’aura aucun mal à trouver un poste au Fonds monétaire international (Fmi), à la Banque mondiale ou même en tant que conseillers dans des pays amis. Son CV, son carnet d’adresses, sa réputation et la reconnaissance de ses pairs (prix du meilleur gouverneur en Afrique attribué par le magazine African Banker) le défendent mieux que quiconque.

Par contre, ce sont ses choix en matière de politique monétaire, le choix de la prudence et la philosophie des réformes du système financier déclenchées qui  nécessitent d’être soutenus. Défendre cette stratégie est crucial pour l’avenir du pays. Tous les experts économiques partagent cet avis, sauf ceux qui sont prêts à mettre en péril l’avenir économique, social et politique du pays juste pour gagner les prochaines élections.

* Enseignant universitaire, docteur en sciences de gestion.