Une analyse psychologique des Tunisiens aux prises avec leur révolution. De la peur à la renaissance, en passant par le déni, la négociation et la dépression.
Par Noureddine Kridis*


Depuis le 14 janvier, notre société est entrée dans un processus de mort-renaissance, avec toutes ses phases qui vont de l’annonce, au déni, de la négociation illusoire, à la dépression de l’acceptation sereine, à la négociation créative et à la renaissance (prévue pour le 24 juillet). Il s’agit en même temps d’un processus de guérison collective, car ce que nous sommes en train de vivre nous affecte au plus profond de nous-mêmes et laissera des traces à jamais, y compris pour les générations à venir.

L’annonce: la peur de la révolution
Oui, nous avons accompli une révolution. Oui, elle est bien là. Oui, nous la voyons, nous l’entendons, nous la touchons, nous la sentons. Et ceci nous a fait peur, car maintenant, se pose le problème de l’action. Mais pour agir, nous avons besoin de temps: le temps d’intérioriser ce qui nous arrive et ce que nous avons fait. Tout d’abord, pour pouvoir enterrer une Tunisie qui a vécu 23 ans pour ne se limiter qu’à cette période (car la révolution est contextualisée), les Tunisiens doivent pouvoir d’un côté reconnaître les dégâts de ce long règne. Oui, sans cette reconnaissance, rien ne peut se faire. Nous n’avons pas encore fait le tour de la question quatre mois après. Ceci engage à un travail d’aveu, porteur de réparations et de pardon à long terme. Il est inutile d’être dans la position du «déni», elle n’aide ni les personnes et leurs entourages qui ont souffert, ni les autres qui ont été à l’origine de cette souffrance. Les négociations illusoires, par exemple: tous les Rcdistes ne sont à mettre dans le même sac! Nous étions des fonctionnaires appelés à exécuter les ordres! Ces négociations retardent la guérison collective et le travail d’une création collective réelle. Les dernières sont celles qui ont touché l’article 15 (l’écartement des membres du Rcd durant 23 ans de l’exercice du pouvoir) et opposé le Premier ministre du gouvernement provisoire à la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution.

Le Rcd: le déni
Il semble que le nombre des adhérents du Rcd ait atteint plus que 2 millions de personnes, et même si le nombre d’adhérents authentiques n’est que le quart, c’est quand même considérable. Aujourd’hui, l’on ne sait pas si la personne en face de vous n’était pas Rcd, et que faire alors si vous êtes engagé avec elle dans un travail en commun? Tout ce qu’aujourd’hui, on peut entreprendre risque d’impliquer sans le vouloir des adhérents du Rcd. C’est ce qui est arrivé aux gouvernements provisoires quand ils ont nommé les gouverneurs, des ministres, et où trouver alors des gens qui sont purs et cent pour cent loin de tout ça?
Il s’agit d’un vrai dilemme. Le Rcd continuera pour longtemps à empoisonner la vie sociale et politique de la Tunisie, et aujourd’hui, pour réussir la révolution, il faut absolument fermer la porte à toutes ces tentatives de retour en arrière. Les Tunisiens Rcd sont pris aujourd’hui par une sorte de syndrome d’auto-déresponsabilisation, ils ne savaient pas, ils n’étaient au courant de rien, Iadh Wedreni, conseiller au rang de ministre, directeur du cabinet du président déchu, dans une long interview, alors qu’il devait disparaître de la scène pour se faire oublier un peu, affirmait qu’il était pur comme la vierge immaculée, et qu’il ne se reprochait rien, dans la mesure où il n’a rien vu, rien entendu…
La même scène s’est observée à une échelle collective lors de la séance parlementaire du 7 février. La majorité de ceux et de celles qui ont pris la parole ont évoqué leur instrumentalisation par le passé et au présent. Aujourd’hui, des forces de plus en plus visibles du déni complotent contre la révolution. La recrudescence de la violence début mai après quelques semaines de sécurité en est la preuve.

Le rituel: en occupant l’espace
Le poète Sghaier Ouled Ahmed demandait dans une émission de télévision que les «manadher», littéralement les «têtes», «les gueules», et en plus soft «les paysages» changent. Les gens n’ont pas fait la révolution pour continuer à voir les mêmes «visages», qui en plus leur rappellent que rien n’a changé, qu’ils n’ont pas avancé, que l’ancien tyran n’est pas mort. Pire, le fait de voir les mêmes têtes ravive leur souffrance et leur excitation. Ces mêmes têtes fonctionnent comme des stimuli aversifs, traumatisants, faisant monter la tension à chaque passage.
La sagesse aurait recommandé de couper net et court avec tout ce qui rappelle l’ancien régime. Cela apaiserait les gens, ferait tourner la page facilement, leur ferait prendre conscience qu’il s’agit bien d’une révolution, et non d’un simple changement.

En prenant la parole
En prenant la parole, ce qui n’est pas rien, nous avons la possibilité de donner sens à ce qui nous arrive, à ce que nous faisons. Il s’agit bien de porter un regard sur le «sens», de l’orientation, de l’axe du temps.
Tout le monde éprouve le besoin de voir le «sens», où on va? Est-ce la bonne direction maintenant qu’il n’y a plus de direction imposée ou unique «notre seul et unique choix est Ben Ali» répétait les slogans de l’ancien temps...
En apprenant la parole, nous nous donnons la capacité de faire notre histoire, une histoire au sens où nous reconstituons le sens de ce qui nous arrive «toute cette révolution est pour la démocratie, pour la dignité». La reprise de la parole est une reprise de l’axe du temps, qui était pré-orienté sans notre volonté pour de longues années. En disant les choses aujourd’hui, nous re-figurons notre révolution par rapport à notre histoire récente et notre histoire millénaire, mais aussi par rapport à l’histoire du monde. Nous remembrons des pièces de puzzle que nous croyons perdus pour toujours.
Il est tout à fait naturel qu’ainsi, des personnes ne puissent pas trouver les mots, ou qu’elles ne puissent pas reconnaître les mots, ou qu’elles ne puissent pas nommer tout court les choses. Il s’agit bien de la redécouverte de notre temporalité, et de la vie des mots longtemps réifiés et morts.
Il s’agit bien de la prise de conscience brutale de notre «temporalité» et du coup de notre responsabilité et de notre fragilité. Le syndrome dépressif qui touche une majorité des Tunisiens prend ses racines dans ce sentiment de perte provisoire de l’axe du temps et du sens.

L’acceptation sereine: l’illusion révolutionnaire
Le retour du principe de réalité est bénéfique pour cette belle révolution. La révolution tunisienne est la révolution de la liberté et de la dignité. C’est tout un programme pour le peuple, un programme original et nouveau. Il pourrait même inspirer la nouvelle constitution, c’est-à-dire en constituer son esprit. Il pourrait même en constituer la lettre. Ainsi, l’emblème de la république pourrait être bipolaire: Dignité et Liberté au lieu de l’actuel: Ordre, Liberté, Justice.
On pourrait aussi identifier les organes du corps qui sont les plus interpellés par cette double dénomination. Il s’agit d’abord, pour la liberté, de renvoyer à la main, aux mains. «Restituez-moi ma liberté, libérez mes mains, car j’ai tout donné, je n’ai rien gardé…», chantait Oum Khalthoum à gorge déployée. Et pour la dignité, il s’agit de la colonne vertébrale.
D’abord, les mains : elles sont dans cette position d’ouverture, en prolongeant les bras eux-aussi ouverts, tendus vers le ciel, rappelant la victoire, la connexion avec l’universel, la beauté de l’élan. La main est l’organe le mieux représentée au niveau du cerveau. Elle supporte aussi les fonctions les plus humanisantes: le handling, le holding, le pointing, l’index et le pouce. La main c’est la dextérité, l’habileté, la motricité fine, le maniement, la manipulation. Mais c’est aussi, et en même temps, le toucher, la caresse, le salut, le lien, le social, la rencontre, l’affrontement, le poing et le duel. Bref, la main, c’est la construction de l’édifice social et de la culture humaine. Elle est l’action par définition. On comprend pourquoi le peuple réclame la liberté. Il s’agit pour lui de retrouver son action, d’arrêter sa passivité, d’arrêter de subir, de reprendre en main son destin, d’inscrire sa trace et de raviver des liens.
Ensuite, la dignité. Elle est dans mon corps, la colonne vertébrale. C’est  la structuration et la posture verticale, debout, droite, avec le buste droit, et les articulations saines. C’est la possibilité d’avoir la tête haute, de pouvoir regarder les yeux dans les yeux, d’avancer, d’être dans la confiance et d’avoir le sentiment de sa force. La robustesse d’un corps articulé et fluide, ferme et bien dressé, procure cette possibilité pour tout un chacun de développer sa confiance et sa référence interne, c’est-à-dire sa capacité de penser par lui-même, d’être une structure, qui compte et avec qui on doit compter. Tout individu est une structure qui compte.
L’ancien régime était champion dans la capacité à attaquer cette structure, à lui manquer de respect, à l’humilier, à la casser, à la briser par plusieurs stratégies: en lui refusant la pensée, la conduite de sa vie et ses différentes actualisations: travailler, se loger, se soigner, étudier, vivre.
Aujourd’hui (le 9 mai), ce que les Tunisiens ont revendiqué prioritairement: de la dignité c'est-à-dire la pensée par soi-même et le respect, et de la liberté c’est-à-dire l’action et l’initiative, n’est pas ce qui ressort des préoccupations politiques du gouvernement provisoire ni du climat politique général. Les Tunisiens, dans l’euphorie révolutionnaire, ont beaucoup fait appel à la voix et aux pieds. Parler, crier, mais aussi bouger, occuper des lieux, des avenues, couper des routes. On observe par conséquent un décalage vécu entre la revendication: faire, agir et être respecté, et la réalisation des derniers mois. La désillusion gagne du terrain à cause de ces décalages. La révolution n’est pas la prise de la parole pour la parole, ni l’occupation de l’espace pour le contrôle de l’espace.
A peine la révolution faite, que la course au pouvoir s’est lancée. C’est ce qui explique le nombre des partis, les techniques médiatiques et de terrain de ces partis. Il est stratégique pour nous tous aujourd’hui de nous recentrer autour de trois fondamentaux:
1- Le Tunisien est un individu précieux, et les Tunisiens, dans leur diversité  biologique, psychologique et sociologique, méritent d’être reconnus, respectés, défendus, protégés, valorisés inconditionnellement, un par un, de ce respect naît le sentiment de citoyenneté.
Toute la Tunisie doit garder le souvenir qu’elle s’est levée pour un individu: Mohamed Bouazizi. La constitution doit donner la priorité à cette structure, à cette colonne vertébrale qui fait de chacun de nous une réalité unique et précieuse. Cette notion est à la base des droits de l’homme, de la modernité, de la loi.
2 - Notre vie en commun s’inspire de ce principe: si telle était la revendication de notre révolution : liberté et dignité, nous inscrirons une seule règle éthique et politique minimale: s’abstenir à nuire à autrui, puisque autrui est cette richesse irremplaçable dont nous partions.
3 - Toutes nos lois sont faites pour défendre le premier et le second principe.

Ce texte est la suite d’une analyse qui est sortie au ‘‘Journal des Psychologues’’ (mars 2011- France) .

* Professeur de Psychologie à l’Université de Tunis.
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