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Dans l'imaginaire des responsables tunisiens, la privatisation n'aurait que des avantages: baisse des prix, rigueur de gestion, qualité de service! Or, rien n'est moins sûr,comme nous le montrent plusieurs expériences, nationales et internationales.

Par Hédi Sraieb*

Il ne sera pas question dans ce qui suit de gestion des entreprises et organismes du secteur public. Ont-ils jamais disposé d'une réelle autonomie de gestion? Quel que soit leur statut juridique (établissement, société commerciale) c'est de biens communs, de services publics, d'«utilities» ou de «common goods» (terme anglo-saxon), qu'il s'agira dans la suite de ce papier.

Partout ces activités spécifiques n'entrent pas dans les cadres de l'analyse classique du fonctionnement des marchés, mais sont soumises à d'autres impératifs, à d'autres mécanismes qui sont théorisés sous des terminologies diverses: externalités, péréquation tarifaire, subventions croisées, gratuité, cotisation, ou redevance...

Un puissant vent de néolibéralisme

L'intérêt général a très vite été découvert par l'économie politique classique. Son apogée conceptuelle puis pratique sous la forme consacrée d'Etat Providence interviendra très tôt avec J. M. Keynes et ce durant toute la période de 30 glorieuses d'après-guerre.

Le mouvement national pour l'indépendance le mettra au centre de sa problématique de développement dès 1962. On sait ce qu'il est advenu par la suite. La remise en cause radicale intervient au tournant des années 90. Un puissant vent de néolibéralisme va désormais souffler à l'échelle planétaire.

En quelques années, le désengagement de l'Etat tunisien est notoire: 208 privatisations pour quelques 6 milliards de dinars tunisiens (DT). Des entreprises clés voire des secteurs vitaux seront livrés à la concurrence, singulièrement à des intérêts étrangers (cimenteries, Tunisie Telecom). Un mouvement qui n'a cessé de s'amplifier sous le doux euphémisme d'IDE (investissement direct étranger) qui regroupe aussi bien l'ouverture du capital (banques, assurances) que d'octroi de concessions et de licences (Tunisiana, Orange). Un vaste éventail qui couvre désormais des activités aussi amont (hydrocarbures) qu'aval (grande distribution). Mais au fond pour le plus grand bénéfice de qui? Voilà pour les faits !

La fuite en avant du pouvoir actuel

Ajoutons pour être tout à fait complet, que ceux qui crient «au voleur !» à l'adresse des locataires du pouvoir arguant d'une situation financière bien plus saine laissée par l'ancien régime (déficit public <3%, endettement <43%)... ont d'évidence la mémoire sélective. Rappelons que les pseudos performances enregistrées par le pouvoir déchu n'étaient qu'un trompe l'œil, puisque ce recul du déficit et du niveau d'endettement n'avaient été obtenus que grâce précisément à ces recettes (cash) des privatisations. Un vrai tour de passe-passe, au cours des 5 dernières années. Les faits sont têtus... même si indubitablement la fuite en avant du pouvoir actuel n'a fait qu'aggraver les choses.

Du coup, une génération tellement habituée à l'idée même de privatisation qu'elle n'en éprouve même plus le besoin d'en questionner le bien-fondé. Pas la plus petite réprobation de la gente politique, et à fortiori pas le moindre frémissement de l'opinion publique.

Les gestionnaires d'Al Karama Holding peuvent bien faire tout et n'importe quoi avec les biens mal acquis, nos politiques sont ailleurs. Pathétique désinvolture!

Aussi voudrions-nous tordre le coup à quelques idées «reçues» qui continuent à faire des ravages. L'espace imparti ne nous permet pas de développer. Procédons par raccourcis.

Primo et s'agissant du secteur non marchand, la performance de l'Etat est médiocre.

Cela n'a pas été toujours vrai. L'éducation et la santé ont longtemps tenu la comparaison avec l'étranger. Ce n'est qu'avec la réduction des budgets de fonctionnement (personnels & entretien) et d'investissement (matériels) que la qualité a ostensiblement fondu comme neige au soleil au cours des dernières décennies. Du coup et devant cette dégradation rampante, l'opinion a exprimé ses ressentiments dans lesquels se sont engouffrés les privés.

Privatisations, manques à gagner et incohésion sociale

De facto et pour rester sur le domaine de la protection sociale, les assurances privées ont aussi proliféré (complémentaire, vie) au grand dam des caisses publiques de santé comme de retraite dont le niveau des cotisations n'a jamais suivi l'évolution des besoins. Et sans que l'on puisse étayer cette démonstration, disons qu'il s'agit là d'un choix délibéré, qui a ouvert ainsi un espace de valorisation et de rentabilité à des capitaux en manque de marchés solvables. Le tout débouchant sur une inégalité ou une discrimination par l'argent. Inévitable dirons certains. Terriblement dommageable dirons-nous du point de vue de la cohésion sociale mais aussi de la contribution collective à la création de richesse. Faire la liste des manques à gagner serait fastidieux. Cette cohésion n'a-t-elle pas un prix?

Deuxio, et s'agissant des biens et des services marchands sous monopole public. La courte histoire des privatisations en Tunisie n'accrédite pas l'idée que le public aurait sous performé et le privé sur-performé. Il suffit pour s'en convaincre d'observer les résultats de Tunisie Telecom ou encore de la flambée des prix des biens intermédiaires (matériaux de construction ciment). Mieux la démonstration est quasi faite que le passage d'un monopole public à un monopole privé n'est pas synonyme de baisse de prix et d'amélioration de la qualité (contrairement à ce que raconte la doxa libérale).

Tertio, nous admettons bien volontiers que la conduite publique de nombreuses entités a été pour le moins contradictoire : dispendieuse et parcimonieuse tout à la fois. Recrutements injustifiés et dépenses ostentatoires d'un côté mais aussi charges indues et sous-investissement, de l'autre. Au point qu'aujourd'hui nos plus belles réalisations et nos fleurons nationaux croulent sous les impayés de leur propre actionnaire public. Inutile de faire un inventaire à la Prévert de l'origine des déficits d'exploitation de Tunisair, de la Steg, de la Sonede... les services de l'Etat et ses administrations ne payant plus leurs factures. La montée irrépressible de l'incivisme n'a bien évidemment pas arrangé les choses.

Les inconvénients des privatisations

De façon plus générale, on peut admettre que les gestions respectives des diverses entités (en propre, c'est-à-dire le management) ne soient pas non plus exemptes de critiques. Il y aurait sûrement et au cas par cas beaucoup à dire sur chacune d'elles. Il reste que jusqu'à une période récente Tunisair a fait preuve d'une sécurité irréprochable et d'un rapport qualité prix somme toute comparable à celui de ses homologues. Idem pour la Sonede ou la Steg.

Il importe de rappeler ici que ces entreprises ont dans leur cahier des charges des obligations de service public (de déserte) qui en toute logique incomberaient à l'Etat.

Mais faisons le raisonnement inverse. Qu'adviendrait-il si ces entreprises étaient vendues à des capitaux locaux, mais pour les plus importantes à des consortiums étrangers?

Dans l'imaginaire collectif de beaucoup de nos compatriotes, le transfert de propriété ne pourrait avoir que des avantages: baisse des prix, rigueur de gestion, qualité de service!

Rien n'est moins sûr! Il suffit pour cela d'observer les expériences internationales. Le métro privé de Casablanca est 2 fois plus cher que ceux de Transtu (Société de transport de Tunis). Que le prix du m3 d'eau offert en concession à des sociétés étrangères, toujours au Maroc, est également dans le même double rapport que celui de la Sonede... On pourrait évoquer la faillite de la privatisation des chemins de fer anglais ou ce que pensent les français de GDF-Suez.

Alors de grâce messieurs les gouvernants actuels ou futurs réfléchissez à deux fois avant de commettre l'irréparable... à moins que vous ne souhaitiez aussi que Tunisair devienne Skyteam, Star Alliance ou Qatari Airways, que la Sonede ne devienne Veolia...

* Docteur d'Etat en économie du développement.

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