Le parti islamiste tunisien ne cesse de semer les ferments de la division et de la discorde en Tunisie. Qu’espère-t-il récolter en coupant le pays en deux ?

Par Mohamed Ridha Bouguerra*


Inutile de prétendre lire dans le marc du café et affirmer savoir ce que l’Histoire retiendra de ce dernier week-end du mois de mars 2012 en Tunisie. Les événements se succèdent à un rythme si rapide que bien malin est celui qui oserait prévoir de quoi notre avenir proche sera fait !

Entre le grand rassemblement populaire, ‘’L’Appel de la Patrie’’, qui s’est tenu à Khenis-Monastir, le samedi 24 mars, en présence des élites politiques et intellectuelles du pays, d’une part, et l’agression par des éléments salafistes de la manifestation pacifique et bon enfant pour la célébration de la journée internationale du théâtre par les professionnels du quatrième art, d’autre part, qu’est-ce qui frappera le plus les générations futures ?

Les salafistes plantent leur drapeau sur le toit de la Tunisie

S’opposer à la tentation hégémonique d’Ennahdha

Certes, l’esprit vivifiant du bourguibisme flottait miraculeusement dans l’air à Monastir, ce samedi 24 mars, et a dû s’imposer à plus d’un parmi les masses qui se sont rassemblées dans la salle des sports de Khenis. Il n’a pas manqué, sans doute, de visiter, aussi, outre la grande famille bourguibiste, toutes les composantes politiques centristes présentes dont le principal souci actuellement est de se démarquer de la droite conservatrice et d’inspiration religieuse qui détient les rênes du pouvoir aujourd’hui dans le pays.

Que sur la même estrade se succèdent des représentants, entre autres, d’El Moubadra, du Pdp et d’Ettajdid ainsi que Béji Caïd Essebsi, et qu’ils fassent vibrer également des milliers de personnes est déjà, en soi, quelque chose de si inédit que cela mérite d’être souligné. Il faudrait chercher l’origine de ce miracle dans le besoin urgent que ressentent nombre de formations politiques de constituer un front assez solide afin de s’opposer à la tentation hégémonique du parti Ennahdha dont nous avons eu une belle illustration lors de la composition du gouvernement et dans le règlement de l’organisation provisoire des pouvoirs au sein de l’Assemblée nationale constituante (Anc).

Des salafistes à l'assaut du théâtre municipal (Photo Thierry Brésillon)

On ne manquera sans doute pas, à juste titre, de noter que le fossé est bien large entre les options idéologiques d’un Kamel Morjane, d’un Néjib Chebbi et des tenants de l’ancien Parti communiste tunisien (Pct) regroupés au sein d’Ettajdid et du Pôle démocratique moderniste (Pdm). Mais, pourrait-on objecter, quand le feu se déclare dans la maison et qu’il y a véritablement péril en la demeure, le moment serait bien mal choisi de finasser afin de mieux tirer son épingle du jeu avec le secret désir de l’emporter sur ses associés en subissant soi-même le moins de dégâts possibles !

Menace sur l’œuvre moderniste de Bourguiba

Or, nous en sommes bien là aujourd’hui ! La menace sur l’œuvre moderniste de Bourguiba n’a jamais été aussi réelle ! A moins de mesures politiques audacieuses et effectives, le choix de société qui est le nôtre depuis avant l’Indépendance, et que Bourguiba a tout fait pour lui donner des assises juridiques, est sur le point d’être balayé à cause de la sourde, mais non moins réelle complicité d’Ennahdha avec la mouvance salafiste. Celle-ci a de nouveau fait parler d’elle en hissant son sinistre drapeau noir au-dessus du monument de la place du 14 Janvier ce dimanche 25 mars, en défilant, avenue Habib Bourguiba, sous les fenêtres du ministre de l’Intérieur et en s’attaquant à une paisible manifestation autorisée des gens du spectacle devant le Théâtre municipal.

Au su et au vu de tout le monde, les intégristes agissent contre les libertés tant individuelles que publiques et cela d’une manière chaque jour plus ouverte, plus violente, au mépris absolu de la loi et dans une totale impunité. Ce serait une lapalissade que d’avancer que la liberté dont jouissent les agresseurs de Zied Krichen et le profanateur du drapeau national, et sur lesquels notre vaillante police nationale n’a pas encore mis la main, n’a pu être interprétée que comme un encouragement à persister à transgresser la loi par les graines de fascistes qui ont obligé les femmes et hommes de théâtre à trouver refuge à l’intérieur du Théâtre municipal.

La "troïka" d'Ennahdha: Laârayedh, Ghannouchi et Jebali

Le ministre de l’Intérieur ne cesse de se présenter comme un rempart contre la violence intégriste mais, dans les faits, nous ne voyons rien arriver dans ce sens. Bien au contraire, les agressions salafistes ne cessent d’augmenter en nombre, mais également en violence. Ainsi, le double langage d’Ennahdha ainsi que la complaisance dont les nouvelles autorités en place font montre envers la frange la plus menaçante pour les libertés ont incontestablement abouti à une bipolarisation chaque jour plus évidente de la société tunisienne. Le meeting de Monastir et le drapeau noir hissé au-dessus de l’Horloge de la place du 14 Janvier manifestent jusqu’à la caricature ces deux aspects nouveaux et antagonistes de la Tunisie d’aujourd’hui !

«Talibanisation» rampante de la vie publique

A défaut d’autres haut-faits sur les plans économique et social, cette coupure de la Tunisie en deux est certainement le plus insigne exploit à inscrire au crédit d’Ennahdha depuis son arrivée au pouvoir ! Voilà ce que l’Histoire retiendra sans doute le plus de ce bien triste printemps tunisien !

A ce rythme, et à moins de mesures énergiques et immédiates pour stopper la propagation rapide des ferments de la discorde, la talibanisation rampante de la vie publique, c’est-à-dire une islamisation outrancière et forcée de la société ainsi qu’une limitation de plus en plus grande des libertés, les affrontements sanglants deviendront bientôt chose courante parmi nous. Est-ce là ce que cherche Ennahdha ? Consciemment ou inconsciemment elle travaille dans ce sens !

Unis comme les doigts d’une seule main face à la dictature, nous avons réussi, il y a un an, à arracher la liberté pour tous. Qu’on ne s’attende surtout pas à nous voir accepter aujourd’hui de nous dessaisir facilement de ce nouvel acquis pour le remettre entre les mains de prétendus hommes de religion qui n’ont réussi qu’à nous diviser, semer le désordre et porter atteinte à la paix civile. Faudrait-il, dans ces calamiteuses conditions, se résigner à dire adieu à la saison touristique qui approche, à renoncer aux investissements étrangers et à faire son deuil de la résorption au moins partielle du chômage ?

Liberté et dignité, les véritables moteurs de la Révolution, seront-elles ainsi sacrifiées sur l’autel de la religion et de la chariâ ? Aussi, le pouvoir théocratique dont certains rêvent apparaît-il comme aux antipodes, hélas, de celui auquel on aspirait au lendemain du 14 janvier 2011 dans une Tunisie ouverte, moderne, tolérante, égalitaire et démocratique.

* - Universitaire.