Au lieu de justifier l’intransigeance des salafistes, le chef d’Ennahdha aurait été mieux inspiré de prôner une tolérance salutaire et un islam modéré, plus propices à la construction d’une Tunisie tolérante, égalitaire et démocratique.

Par Mohamed Ridha Bouguerra*


Au cours de sa conférence de presse du jeudi 23 février, Rached Ghannouchi a eu à s’expliquer sur le mouvement salafiste en Tunisie et sur ses implications probables dans certains incidents violents. Le chef du parti religieux, qui se proclame centriste, l’a fait à sa façon habituelle, c’est-à-dire en essayant de noyer le poisson et en répondant à côté de la question. On le savait habile rhéteur qui jongle facilement avec les mots, on l’a découvert, à l’occasion, un redoutable débatteur amoureux des formules choc, capable même de retourner la situation à son avantage et de faire de l’agresseur une innocente victime et de l’agressé un coupable qui ne vaut pas la corde pour le pendre ! Bref, sous le plaidoyer pour les salafistes perçait le sophiste qui ne peut que rendre justice à Victor Hugo qui écrit dans ‘‘L’Homme qui rit’’ (1869) : «Un sophiste est un faussaire, et dans l’occasion ce faussaire brutalise le bon sens.»

C’est la faute à l’extrémisme laïque ?

M. Ghannouchi commence, d’abord, par une définition du salafisme en déclarant, selon la traduction de ses propos donnée par ‘‘La Presse’’ : «Les musulmans sont tous, quelque part, salafistes car revenant au Livre et à la Sunna et donc au ‘‘salaf salah’’ (passé bienfaisant)». Il distingue, ensuite, différentes tendances salafistes et s’il exprime son désaccord avec les salafistes qui prônent la violence, il n’en défend pas moins les autres et appelle à négocier avec eux. Enfin, ne ratant pas une occasion pour attaquer le président Bourguiba, son ennemi juré, qu’il ne nomme pas ici, il fait remonter l’apparition du salafisme sous nos cieux à la fermeture de la Zitouna au lendemain de l’indépendance. Il conclut, en effet, son homélie par ces mots qui entreront sans doute dans l’Histoire : «C’est l’extrémisme laïque qui est responsable» !

Avouons, tout d’abord, notre satisfaction d’apprendre que le président d’Ennahdha prend ses distances par rapport au salafisme armé et violent, alors que d’autres parlent de martyrs à propos des membres du commando de Bir Ali Ben Khalifa. Mais y a-t-il lieu véritablement de distinguer entre différentes formes de salafisme dont le commun dénominateur est le refus du jeu démocratique et de l’alternance pacifique au pouvoir ? Notre conférencier ne fait-il pas mine aussi d’oublier que c’est aujourd’hui cette forme principalement d’intégrisme totalitaire et fasciste qui cherche à imposer son hégémonie à toute la société en ne reculant pas devant l’usage de la violence ? N’y a-t-il pas ici une forme de travestissement de la réalité pour nous présenter un visage «acceptable» de l’intégrisme religieux ?


Ghannouchi à son retour d'exil le 1er mars 2011.

Indulgence vis-à-vis de l’extrémisme salafiste

Au moment où M. Ghannouchi parlait, ou presque, deux postes de police ainsi que le local du Congrès pour la République (Cpr), tous à Jendouba, partaient en flammes. Ils avaient été attaqués par des éléments salafistes qui s’en étaient pris aux forces de l’ordre et avaient même empêché la protection civile d’accéder à l’antenne locale du Cpr, selon la déclaration faite par un responsable régional de ce parti sur Mosaïque FM, vendredi matin, dans l’émission ‘‘Midi Show’’. On peut aussi évoquer les locaux de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) à Fernena et à Menzel-Bouzalfa récemment incendiés. On l’a compris sans doute, ce ne sont pas les exemples des méfaits salafistes qui manquent…

D’autre part, quand M. Ghannouchi recommande de négocier avec les salafistes, on a envie de lui demander de s’adresser au doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, par exemple, pour apprendre de sa bouche à quelles conclusions dérisoires et à quelle perte de temps inestimable ont conduit les négociations menées, depuis des mois déjà, avec les occupants de la faculté. Insultes, menaces de mort et agressions physiques à l’encontre du corps enseignant, déprédations de biens publics, occupation illégale et non autorisée de locaux, sont là les résultats de longues et harassantes négociations avec des interlocuteurs parmi lesquels figurait, dit-on, le propre fils du ministre de l’Enseignement supérieur, étranger à la faculté, faut-il le rappeler ?

Enfin, et surtout, quand M. Ghannouchi rejette sur «l’extrémisme laïque» la responsabilité de l’émergence du salafisme sur nos terres, il ne fait que justifier l’existence du mouvement intégriste, le dédouaner, exprimer sa sympathie et sa solidarité avec lui et, ainsi, l’encourager à poursuivre son insidieux et inlassable travail de sape des institutions civiles et républicaines.

Si «extrémisme laïque» il y a eu, celui-ci excuse-t-il son frère jumeau intégriste et tout ce à quoi nous sommes en train d’assister comme prières improvisées sur la chaussée, intrusions violentes dans des écoles, lycées et autres institutions éducatives et universitaires pour imposer ici le niqab, là pour faire «dégager» telle enseignante à la tenue vestimentaire jugée indécente par nos nouveaux justiciers, ailleurs encore pour interdire l’enseignement de telle discipline déclarée désormais haram ! Sans parler de ce qui nous attend lorsque bientôt entrera en fonction l’association, maintenant légalisée, d’incitation à la vertu et de prévention du vice dont le président vient de donner un avant-goût de sa mission en menaçant du feu de l’enfer les femmes non voilées et en nous promettant «l’islamisation» du pays ! Saint homme dont les adeptes, probablement, viennent de contraindre le propriétaire d’un bar à Sidi-Bouzid à fermer boutique ! Avec la bénédiction du ministère de l’Intérieur ? Avec son silence complaisant, sûrement.

Un parti en cache-t-il un autre ?

Dans ce contexte, est-il encore raisonnable de parler d’une prochaine saison touristique et de bières à la terrasse des cafés pour touristes étrangers ?

Bref, les propos de M. Ghannouchi en ont déçu plus d’un ! On attendait, en effet, davantage et autre chose du chef spirituel et politique du parti religieux, surtout, en l’absence, en ce moment critique de notre histoire, d’un homme politique véritablement rassembleur de toutes les composantes de notre société, une et diverse à la fois. Mais, ce rôle fédérateur, M. Ghannouchi en est-il capable, enfermé qu’il est dans sa vision d’une Tunisie dont le salut ne se conçoit pas en dehors d’une stricte observance des commandements de la religion ? N’est-ce pas là ce qui explique sa pratique constante du double langage rehaussée au rang de fine politique, son sophisme laborieux mais qui se veut subtil ainsi que la prudence de sa conduite vis-à-vis du courant intégriste qu’il ménage avec circonspection afin d’en faire un allié possible dans l’éventualité de l’échec, un jour, de la troïka, l’alliance tripartite au gouvernement constituée d’Ennahdha, du Cpr et d’Ettakatol ? A moins que cette sympathie évidente pour les salafistes, et qu’il manifeste régulièrement, ne trouve ses racines dans une commune détestation déclarée de la laïcité, mais également dans un dessein secret chez M. Ghannouchi. Ennahdha n’est-il pas tenté par une lente mais résolue transformation de la société tunisienne dans l’optique d’un conformisme religieux rigide et intolérant ? Le chef d’Ennahdha ne donnerait-il pas ainsi raison au président Mao-Tsé-Toung qui déclarait : «Chaque courant politique en cache un autre. Derrière ce que l’on voit, quelque chose d’autre est déjà secrètement à l’œuvre.»

Dans l’immédiat, cependant, plutôt qu’à une préjudiciable accentuation de la bipolarisation qui se fait jour entre Tunisiens qui risque de déboucher sur un scénario «à l’algérienne», il aurait été plus judicieux, plus politique et plus rassurant quant à l’avenir du pays de la part de M. Ghannouchi de prôner une tolérance salutaire et un islam modéré, loin du salafisme coercitif et intransigeant. D’où l’urgence de reconnaître, aujourd’hui, la nécessaire coexistence pacifique de tous les citoyens, qu’ils soient pratiquants ou non, musulmans ou non, tous unis, cependant, dans leur aspiration à la construction d’une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique.

* - Universitaire.