Néjib Tougourti écrit – Le prochain gouvernement réussira-t-il à faire sortir le pays de sa très mauvaise posture actuelle ? On peut être plus ou moins confiants, mais il est certain que les Tunisiens ne sont pas au bout du tunnel.


L’euphorie et l’enthousiasme suscités par la journée historique d’ouverture des travaux de la Constituante ont été de courte durée. Beaucoup de Tunisiens qui ont suivi la transmission de la cérémonie, sur leur petit écran, ont été émerveillés par sa sobriété et sa spontanéité. Point de longues ovations, de discours fleuves, assommants, truffés de contrevérités et de mensonges.

Aucun foulard mauve autour des cous, pas de portraits géants ni de larges banderoles. Il y avait des femmes voilées et non voilées, des hommes en costume traditionnel, d’autres décontractés, sans cravate. L’ambiance était détendue et bon enfant. Un air de liberté régnait sur l’enceinte semi-circulaire et ses gradins, qui a rempli d’aise et de fierté tous les spectateurs.

Les premiers couacs

La fête s’est, cependant, mal terminée. Les multiples incidents et bavures, survenus le jour même de la première séance, au sein de l’hémicycle et à l’extérieur, rappelaient avec insistance les tensions sociales et politiques, toujours vives, dans le pays.

Les actes de pillage, les incendies et les protestations violentes, déclenchés dans certaines régions du sud et du sud-ouest, le lendemain de la cérémonie, et à la suite de provocations savamment conçues autour de deux thèmes très sensibles, l’embauche dans les zones minières et la liste définitive des martyrs de la révolution, ont ramené les Tunisiens, brutalement, sur terre, à la dure réalité d’une situation sociale dangereuse et précaire. Des forces occultes, hostiles au changement, continuent à attiser la colère de la population des zones défavorisées, à fleur de peau et à bout de patience. Le retour de la dépouille mortelle d’un jeune adolescent tunisien, innocente victime des nébuleuses terroristes, internationales et des services secrets étrangers, exécuté après un procès sommaire, en Iraq, a fini de provoquer la consternation, dans tout le pays, déjà fortement éprouvé par les évènements de la semaine.

Devant le siège de la réunion de la Constituante, dans la banlieue de Tunis, une foule s’est massée dès les premières heures de la journée, scandant des slogans et des revendications des plus variées. Dans la mêlée, les toujours présents, représentants des associations de défense des droits de la femme et des acquis républicains, très actifs et de plus en plus nerveux. Certains de leurs partisans qui affichent une hostilité démesurée et viscérale contre le courant islamique ont perdu leur sang froid et se sont livrés à des actes de violences sur une élue, militante du parti islamique.

Malgré toutes les assurances données par le mouvement d’inspiration religieuse, on continue à lui prêter le plus sombre des desseins. Certains de ces pourfendeurs, les plus acharnés, défendent, en réalité, des intérêts et des privilèges mal acquis sous l’ancien régime et qu’ils veulent à tout prix garder.

L’opposition et le «péril islamiste»

Ils ne sont pas les seuls à s’engager dans une épreuve de force avec les dirigeants du courant religieux, qui se préparent à accéder au pouvoir. Les mauvais perdants des dernières élections, minoritaires dans l’assemblée, ont, dès le premier jour, annoncé la couleur. La candidature peu convaincante de la secrétaire générale du Parti démocratique progressiste (Pdp) a rappelé les prises de position et la politique, peu pertinentes, de son parti et des formations qui le soutiennent et qui se réclament, aujourd’hui, de l’opposition. Très moyenne, la prestation de cette frange politique qui, même en faisant le plein des voix, n’a pas atteint le tiers bloquant.

La gravité du moment et son caractère historique exigeaient, à l’évidence, de l’opposition autoproclamée, une déclaration solennelle réaffirmant, avec force, son attachement aux principes de la révolution et sa détermination à les défendre. Au contraire, la nouvelle opposition a ignoré les grands défis que la nation doit relever, dans l’immédiat et à court terme, et a continué à enfourcher son éternel cheval de bataille, du péril intégriste. Une stratégie qui a, pourtant, amplement, démontré ses limites.

La centrale syndicale est montée sur ses grands chevaux, exigeant la levée de l’interdiction de quitter le pays, prononcée par la justice contre son secrétaire général, soupçonné de corruption.

Elle a obtenu, en fin de compte, satisfaction. Un véritable coup de force qui en dit long sur les relations futures de cette organisation avec le prochain gouvernement.

De nombreux médias, certains officiels, se sont joints à ce qui ressemble à un plan d’action destiné à semer le doute et le désarroi au sein de la population. Une large couverture est assurée aux mouvements de grève et protestations, encouragés, en sous-main, par certains syndicats. Les difficultés économiques du pays sont soulignées, les taux de chômage et de pauvreté sont rappelés à toute occasion. L’intox, la manipulation et la désinformation battent leur plein. On fustige les dirigeants des partis de la nouvelle coalition. On met en doute leurs compétences et leurs capacités à diriger le pays.

Plusieurs milieux, proches de l’ancien régime, soucieux de garder leurs privilèges, semblent redouter au plus haut point l’avènement du pouvoir islamique.

Les tergiversations de Caïd Essebsi

Le Premier ministre sortant avait, le jour de l’ouverture officielle des travaux de la Constituante, un air renfrogné. Sa mauvaise humeur s’est traduite, rapidement, par une démission retentissante et prématurée de son gouvernement. Beaucoup de Tunisiens gardent en mémoire ses tentatives de venir en aide aux cadres de l’ancien parti unique, déclarés inéligibles par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, ses désignations, contestées, à la tête du ministère de l’Intérieur, sa répression violente des manifestants de Kasbah III, son refus de procéder à la réforme du système judiciaire, les tergiversations de son gouvernement, responsables du report du premier rendez-vous électoral, du 25 juillet, et sa dernière suggestion de donner suite aux appels à l’organisation d’un référendum pour avaliser le projet de constitution, qui devrait être proposé par les membres élus de l’Assemblée constituante. Il a, cependant, eu le mérite de tenir son engagement d’organiser les premières élections libres et transparentes de l’histoire du pays, qui ont permis à une Constituante, représentative et plurielle, pleinement souveraine, de voir le jour. Un service immense qu’il a rendu au pays.

Certains des nouveaux hommes forts du pays, cependant, ne cachent pas leur méfiance à l’égard d’un homme trop proche de l’ancien système, aux allures et à la culture bourguibiennes, qui rappellent de mauvais souvenirs de complots de palais, de culte de la personnalité, de clientélisme et de dictature.

Le Premier ministre sortant doit donc passer le témoin à un autre fin stratège, vieux routier de la politique, le chef spirituel du courant islamique, qui se prépare, avec ses deux convoyeurs du centre gauche, à effectuer, à son tour, un grand slalom sur un terrain glissant. Réussiront-ils à faire sortir le pays, définitivement, de sa très mauvaise posture actuelle ? Certains sont confiants, d’autres le sont beaucoup moins, mais il est certain que ce n’est pas encore, pour les Tunisiens, le bout du tunnel.