Ce n’est pas un hasard: l’omerta reprend sa place sur un fond d’accommodements suspects et d’arrangements secrets. La raison d’Etat justifie le maintien de l’establishment. Qui parle encore de révolution en Tunisie?

Par Hédi Sraieb*


 

Vous l’aurez remarqué: plus de communiqués mensuels, plus d’indicateurs conjoncturels! Quid du chômage? Quid du déficit courant extérieur? Quid du déficit public? Tout un chacun, simple citoyen, comme avisé de la chose, en est réduit à des conjectures.

Exit donc, directeur de l’Institut national de la statistique (Ins), gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct), ministre des Finances, et quelques autres grands commis de l’Etat de différents ministères, réduits au silence, pour des raisons obscures.

De proche en proche, les vieux démons ont refait surface: taire les réalités, multiplier les diversions reproduisant une logique enfouie mais connue de fuite en avant silencieuse.

Certes l’autorité politique provisoire hérite d’une situation calamiteuse sous des apparences préservées. En toute logique tout nouvel accédant demande un audit, un état des lieux. Le triumvirat s’en est bien gardé! Pourquoi? Continuité de l’Etat oblige? Pour sûr.

Arrangements secrets et accommodements subtils

L’hypothèse avancée ici serait, que sortants comme entrants, certes en conflit ouvert, auraient convenu implicitement, sans avoir eu besoin de se voir ni d’en parler, de ne pas porter sur la place publique des pratiques enracinées au plus profond dans notre «modèle de consens», une modalité majeure et constante de l’exercice du pouvoir celle des arrangements et des accommodements subtils et secrets. Nous allons préciser  plus avant!

De fait nos politiques ont manifestement intégré que leur «pouvoir d’Etat» et sa pérennité tenait moins dans l’exercice d’une pure répression, ou coercition, mais bien plus sûrement, dans la réactivation du jeu complexe d’échanges de services réciproques.

Ces arrangements tantôt individuels tantôt collectifs, jamais définitifs travestissent en fait des rapports de force en perpétuelle recomposition. Il y aurait donc, aujourd’hui comme hier, la reconduite d’une omerta recyclée et drapée dans «l’aggiornamento» d’union nationale du triumvirat. Dit autrement, il y aurait une recherche d’accords tacites entre cercles politiques et économico-financier (banquiers, milieux d’affaires, commis de l’Etat, personnel politique actuel) autour de la nécessité de taire une  situation (la sienne et celles des autres) dans une sorte de logique de raison d’Etat (en fait d’establishment).

A défaut de preuves concrètes, il est permis de supputer que ces cercles d’intérêts entrelacés auraient un impératif commun et intériorisé, celui de reconduire ce jeu insaisissable d’obligations réciproques, permettant de préserver ledit consensus national dans ledit intérêt supérieur du pays. Une sorte donc d’accords multiformes, négociés comme implicites entre instances et leurs acteurs, accords mutuellement avantageux mais toujours instables et jamais définitifs.

Potentialité d’explosion masquée pour l’heure

Mises bout à bout, les informations éparses et parcellaires finissent tout de même par donner corps à cette thèse. Cela fait sens: si l’encours bancaire perclus de créances douteuses et d’impayés au bord de l’asphyxie côtoie un effondrement dangereux des fonds propres de la plupart des activités (un endettement inconnu jusque là), sur fond de fuite de capitaux et de poussées spéculatives multiples et que cela marche toujours et encore, c’est donc qu’il existe bien d’autres forces contraires qui corrigent, ralentissent, retardent et reportent un effondrement généralisé dans l’intérêt bien compris de ces mêmes acteurs.

De fait, tout est bel et bien brouillé, camouflé, verrouillé, par une subtile mais efficace mobilisation de contrepoids, d’artifices et d’échappatoires de toutes sortes (financiers, juridiques): liquidités centrales surabondantes pour les banques, rééchelonnement et effacement (défaisance) de dettes pour les activités économiques, assorties de manipulations judiciaires adroites (report, condamnation de forme, relaxe, non-exécution de jugements), et complétées de promesses réciproques négociables (ex: amnistie fiscale contre engagements).

Mais oui, comme au bon vieux temps. Tout un ensemble de pratiques mobilisées retardent de fait une potentialité d’explosion tant économique que sociale, masquée pour l’heure. Mais pour combien de temps? Pas d’inquiétude, semble souffler cet establishment.

Mais alors comment tout cela, est-ce possible? Tout est là!

Il y a de facto, une reconduite des jeux inconscients mais codifiés sous-tendus d’effets d’influence, de réputation, de notoriété, qui en circonscrivent et canalisent l’issue. Une  re-convocation de ce mode de régulation politico-économique fondé sur la poursuite d’une logique de cavalerie financière contrebalancée d’une logique d’allégeance ou de neutralité.

Cette régulation propre à notre modèle est certes en limite d’implosion, car elle contient en son centre des effets de propagation d’un risque d’ordre «systémique». Ce risque nié, relativisé, occulté, est géré «en haut» d’autant plus facilement qu’il s’appuie sur un vacuum de responsabilités indentifiables et personnalisables.

Comme on le perçoit ce n’est donc pas la mauvaise gestion à tous les étages, ou encore l’incompétence qui est en cause, mais bien plus une modalité majeure de résolution tout autant politique qu’économique des impasses.

Le communiqué hautement politique du Fonds monétaire international (Fmi) alerte bien en creux, avec des mots qui lui sont propres, langage de la diplomatie onusienne oblige, du grand danger, et traduit en solution sibylline: de l’urgence de «réformes de structure», doux euphémismes pour désigner cet agencement d’arrangements et d’accommodements.

Une recherche subtile de domination politique

Pourtant, il ne se passe rien, mieux, nous sommes dans la bonne voie, affirmera le Premier ministre. Mais les faits sont têtus. Ces pratiques recèlent, sans les révéler totalement, toute la finesse, la complexité, l’enchevêtrement de ces arrangements, inextricables, dans les interstices de l’imbrication des sphères public et privé, de l’économique et du politique.

Des réciprocités de services, toutes douceurs insidieuses (Foucault) qui retardent l’implosion. Qui va donc oser ouvrir cette boîte de Pandore? Vous l’aurez compris, il ne s’agit pas d’un énième procès en incompétence, mais bien plus sérieusement de la mise en relief d’une recherche subtile de domination politique où la part de consentement et d’acceptabilité récompensée (fondamentale) se fait au travers d’accords toujours incertains, de fidélités infidèles, sur fond d’éthos partagé du consensus national, mais consensus en trompe-l’œil dont on ne connaît jamais tout à fait les bénéficiaires.

* Docteur d’Etat en économie du développement.

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