L’idée même de vouloir criminaliser l’atteinte au sacré est une idée impie que les sunnites combattent et rejettent. Elle dérive de ce qui se pratique chez les wahhabites et salafistes, des sectes hérétiques.

Par Béchir Turki*


Le paradoxe est saisissant. Voilà un parti qui n’a participé ni de près ni de loin à la chute de la dictature et qui se retrouve aux commandes de ce pays avec une conception bien particulière du pouvoir: un butin à partager et non une responsabilité à exercer.

Visées politiques et intérêts matériels

Le paradoxe est saisissant. Voilà les membres de ce parti, qui étaient tous soit en prison soit en exil, et ne peuvent par conséquent en aucun cas prétendre à une connaissance profonde de la réalité du pays et de la nature de ses problèmes, se retrouvent investis de la lourde responsabilité de sortir la Tunisie du bourbier dans lequel elle est en train de s’enfoncer petit-à-petit. Cela revient à donner à quelqu’un qui ne sait même pas manier une boussole la responsabilité de sauver un navire pris dans une violente tempête.

Les Tunisiens auraient pu faire face à cette grave situation beaucoup plus facilement si Ennahdha était un parti ordinaire. Mais ce n’est pas le cas. Le parti islamiste, au pouvoir depuis les élections du 23 octobre dernier, s’est révélé un parti dangereux qui utilise la religion, et donc le sacré, pour servir des visées politiques très terre-à-terre et des intérêts bassement matériels.

Il n’y a qu’à voir le comportement des cadres de ce parti dès l’annonce de leur très relative et très modeste victoire électorale. Ils n’ont même pas pu sauver les apparences en évitant d’afficher au grand jour leur faim de loup vis-à-vis du pouvoir, de ses avantages et de ses privilèges.

Le machiavélisme qui se sert de la religion

Cela fait près de neuf mois que ces gens sont au pouvoir et bien malin celui qui peut citer une action gouvernementale ou une décision républicaine qui soient caractérisées par la sagesse et le bon sens que nécessite la grave situation dans laquelle se trouve le pays. Pire encore, la duplicité et le double langage, marque déposée des islamistes d’Ennahdha, font que ces gens se réfèrent au Coran à tout bout de champ, mais le vrai livre qui régit leurs comportements et leurs attitudes est ‘‘Le prince’’ de Machiavel.

L’idée centrale du livre de Machiavel, écrit au 15e siècle de l’ère chrétienne, est que tous les moyens sont bons pour garder le pouvoir, y compris ceux que la morale, la religion et le bon sens réprouvent.

En procédant à la destitution systématique des compétences qui ont fait honneur à l’administration tunisienne pour les remplacer par les amis et les proches, les islamistes au pouvoir ne sont-ils pas en train d’appliquer les conseils de Machiavel dans l’espoir de garder le pouvoir et de s’y éterniser?

Cette pratique mesquine n’a pas tardé à donner ses fruits empoisonnés. Ce que nous avons vécu cet été suite aux coupures de l’électricité et surtout de l’eau en pleine canicule, la Tunisie ne l’a jamais connu ni avant ni après l’indépendance. La relation de cause à effet est claire et la leçon à tirer est évidente pour le commun des mortels.

Mais tout cela passe au second plan au vu de ce qu’Ennahdha nous prépare. Les islamistes qui se sont jetés sur le pouvoir tel un fauve sur une proie n’ont pourtant pas été élus pour exercer des responsabilités étatiques et gouvernementales, mais pour rédiger une constitution. Cette mission a vite été reléguée à la catégorie de leurs soucis mineurs. Il n’y a qu’à voir la liste des préoccupations exprimées dans les discours et les motions de l’«élite» de ce parti lors de son 9e congrès tenu récemment au Kram pour être édifié.

Pour le millier de congressistes d’Ennahdha, ce qui les intéresse ce n’est ni la constitution qui tarde à venir, ni la situation économique désastreuse du pays, ni la construction d’un système politique réellement démocratique et la réussite de la transition. Ce qui intéresse ces gens c’est de garder le pouvoir. Le chef du gouvernement et secrétaire général d’Ennahdha l’a exprimé sans détour: «L’urgence des urgences c’est de gagner les prochaines élections avec une majorité confortable», a-t-il dit lors de son discours d’ouverture au Congrès d’Ennahdha.

Voici donc le principal objectif pour la réalisation duquel les islamistes sont en train de mobiliser les moyens de l’Etat et de l’administration pour l’atteindre. Et à ce niveau, ils n’ont rien à envier aux gens du défunt Rcd qu’ils veulent mettre en quarantaine.

 

Jebali au Congrès d'Ennahdha.

Un système inquisitorial en préparation

Mais le plus grave est la demande de «criminalisation de l’atteinte au sacré» exprimée dans l’une des motions des congressistes d’Ennahdha. Voici donc des disciples de Machiavel qui nous préparent un système inquisitorial. Car qu’est ce que l’inquisition qui a ensanglanté l’Europe sinon la persécution de personnes accusées d’atteinte au sacré selon la propre opinion de l’inquisiteurs à sévir dans les temps moyenâgeux de l’Europe, c’est qu’ils se sont imposés comme les défenseurs du dogme de l’église qui elle-même s’est imposée comme structure intermédiaire entre Dieu et le croyant.

Or en islam, il n’y a ni dogme à défendre ni intermédiaires entre le croyant et son créateur. Quiconque tente de s’imposer comme intermédiaire, porte-parole de Dieu ou défenseur du sacré selon sa propre conception est un imposteur, un mécréant et un hypocrite. Car en Islam, il n’y a pas d’intermédiaire et la relation entre Dieu et le croyant est directe et personnelle. Les punitions et les récompenses relèvent de Dieu et de Dieu seul. Aucun homme n’a le droit de juger son semblable sur sa relation avec le sacré ou avec Dieu. Le prophète lui-même n’a pas eu ce droit. Dieu ne lui a-t-il pas dit dans l’une des sourates: «Fadhakkir innama enta moudhakkir lasta alayhim bimousaitir». Traduction des versets 21 et 22 de la sourate «l’Epreuve universelle/El Ghachiah»: «Rappelle, tu n'es la que pour rappeler. Tu n'as nul pouvoir de les contraindre a la foi.» (traduction Sadok Mazigh).

Si le prophète lui-même s’est vu dénier le droit de juger de la nature de la relation du croyant avec Dieu et avec le sacré, comment Ghannouchi et ses partisans peuvent-ils se permettre de s’arroger le droit de juger cette relation?

L’idée même de vouloir criminaliser l’atteinte au sacré est une idée impie, car c’est une usurpation de l’une des fonctions divines dans la mesure ou c’est Dieu et Dieu seul qui juge de l’atteinte au sacré et qui décide de la punition appropriée.

Cette idée que veut nous faire admettre Ennahdha dérive de ce qui se pratique chez les wahhabites et salafistes, des sectes hérétiques que les sunnites combattent et rejettent.

Depuis des siècles nous vivons en harmonie, en paix et le respect de l’un et de l’autre. Cette tentative de nous opposer les uns aux autres, de créer des dissensions et des tensions sociales dans notre société dérive d’un plan sioniste pour combattre l’islam, créer la zizanie entre les peuples et les empêcher de se promouvoir et de progresser.

Ennahdha, parti politique, n’a pas à intervenir ni dans notre comportement religieux ni dans notre vie sociale. Ses dirigeants, il est clair, ne s’intéressent qu’au pouvoir et à ses avantages sous couvert d’une religion qu’ils méconnaissent et qui ne semblent pas l’avoir comprise.

* Ingénieur en détection électromagnétique (radar), breveté de l’Ecole d’Etat Major de Paris. Auteur de ‘‘Ben Ali le ripou’’ et ‘‘Eclairage sur les recoins sombres de l’ère bourguibienne’’.

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