Il est patent, aujourd’hui, que l’opposition tunisienne n’a jamais admis sa défaite électorale essuyée le 23 octobre, la date qui reste, tout de même, à marquer d’une pierre blanche.

Par Belhassen Soua


L’opposition tunisienne désagrégée et disloquée, a plusieurs visages, mais son attitude ne diffère pas tellement. Plus d’une vingtaine d’exemples qui ne peuvent prétendre à l’exhaustivité le prouvent.

La liberté d’expression:

1/ La visite et les prêches tumultueuses des prédicateurs étrangers tel que Wajdi Ghanim ont provoqué  une levée de boucliers. Les incendiaires de conscience ne sont pas les bienvenus sur notre sol, mais l’intervention de Nadia El Fani sur la question du «droit des femmes face à l’intégrisme», le mercredi 6 juin, à l’Etat sioniste, relève de la liberté d’expression. Ses amis progressistes et modernistes qui l’ont soutenue lors de la diffusion de son film ‘‘Ni Allah, ni maître’’ (devenu ‘‘Laïcité inchallah’’) cloué au pilori par des millions de Tunisiens, n’y voient pas de normalisation avec l’Etat sioniste.

2/ Pendant le séjour du prêcheur égyptien, «l’autosuffisance» en matière de sciences et de valeurs religieuses était un état de fait corroboré par la présence des ulémas de la Zitouna. Or, on vole dans les plumes du gouvernement, juste après la décision pourtant judiciaire du rétablissement de l’éducation à la même institution!

3/ On veut qu’une bonne partie de la population jette le froc aux orties en séparant l’Etat, la culture et le politique du religieux, mais, dans le même temps, ils veulent que l’Etat intervienne pour qu’il n’y ait pas de prêches «politiques», que les fidèles se contentent d’égrener leurs chapelets et d’être assommés, comme cela a toujours été le cas, avec des prêchi-prêcha.

La religion n’a pas à se mêler de l’art, mais les artistes ont les coudées franches et peuvent prendre part, comme bon leur semble, à la religion. Les mêmes personnes, profondément laïcs, mais, paraît-il, très dogmatiques, quand elles ne font pas la propagande politique aux lycées et aux universités, face à des élèves et des étudiants souvent mal armés, la passent sous silence.

4/ La règle qui consacre la liberté d’expression comme l’un des droits  fondamentaux fait défaut quand il s’agit de protéger le peuple du venin déversé par des prêcheurs moyenâgeux. Pour le même motif (il faut juste changer l’adjectif moyenâgeux par progressiste), les salafistes interdisent des personnalités qui ont la science infuse de donner des conférences à Kélibia, cela devient, à ce moment là, inadmissible. Ceux qui entonnent l’hymne à la liberté absolue, procèdent par censure absolue!

Ahmed Brahim

L’indignation sélective :

1/ On dénonce le saccage du local d’El-Hiwar, la chaine des grèves et des sit-in. Les mêmes organisations et personnes n’en ont rien à cirer lorsqu’il s’est agi du saccage du local d’‘‘Al-Dhamir’’, le journal pro-Ennahdha, le jour même de la journée mondiale de la liberté de presse.

2/ La violence commise à l’encontre du journaliste Zied Krichen devient une affaire d’Etat. Celle qu’a subie Lotfi Hajji n’est qu’un événement anodin.

3/ Les justiciers qui défendent la veuve et l’orphelin évitent de recourir aux circonlocutions en interprétant la phrase du prédicateur sur «la mort à Caïd Essebsi». Les cris d’orfraie fusent alors de toutes parts, mais quand un syndicaliste grossier comme du pain d’orge et en proie au delirium tremens n’y va pas avec le dos de la cuillère pour appeler à se séparer de la Tunisie ou appelle carrément à tuer les islamistes, quelque chose de l’ordre de l’omerta sicilienne fait prime. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt) et l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), ayant des atomes crochus avec l’opposition, la ligue nationale de la défense des droits «de la gauche tunisienne», les représentants des partis politiques de l’opposition qui s’essayent à la dialectique éristique, ceux qui accaparent la représentativité de la société civile, d’habitude prolixes, et les médias qui leur sont acquis se claquemurent dans un silence tonitruant.

4/ Les visites de Ghannouchi qui vient piétiner les platebandes du gouvernement en Algérie et au Qatar sont fermement dénoncées. Les liaisons dangereuses d’Ennahdha avec la pétromonarchie (qui n’ont jamais été prouvées) deviennent illico presto fructueuses avec Caïd Essebsi, l’octogénaire hissé sur le pavois, et ses acolytes.

Le Saint-Bernard et le Léviathan:

1/ Les salafistes qui viennent du diable vauvert ne sont donc pas de la paroisse, alors qu’on est à cent lieux de se douter de la tunisianité de la progéniture de Marx et de Lénine, eux, Tunisiens de souche. S’il est vrai que les uns sont diplômés de l’école d’Al Qaïda, il n’en demeure pas moins vrai que les autres sont diplômés des mêmes écoles des groupuscules de «l’Action directe en France», des «Cellules communistes combattantes» en Belgique ou des «Brigades rouges» en Italie. Les représentants de l’extrême gauche sont les vedettes des plateaux télé, alors que le bacille de la lèpre dont sont atteints ceux de l’extrême droite explique indubitablement le motif pour lequel ils sont toujours frappés d’ostracisme. Le Léviathan d’un côté, le Saint-Bernard, de l’autre. Les propos de Saint-Just (ami de Robespierre): «Pas de liberté aux ennemis de la liberté» sont donc valables pour les uns et pas pour les autres.

2/ Les mêmes personnes qui se battent pour l’indemnisation des blessés et des martyrs de la révolution s’opposent avec ardeur et impétuosité à tout projet d’indemnisation des blessés et des martyrs des deux ères révolues. C’est que l’économie déjà saignée à blanc est en train de tomber de Charybde en Scylla. Toutefois, les augmentations salariales dans tous les secteurs qui couteraient des sommes faramineuses à l’Etat deviennent la priorité des priorités.

3/ L’un des chefs de file de ces partis de l’extrême gauche se dresse sur ses ergots, prend le mors aux dents et crie comme un putois l’arrestation de l’un de ses affidés inculpé d’avoir commis des délits et sous-entend, dans le même temps, d’infliger la réclusion criminelle à perpétuité aux salafistes (dont les agissements sont condamnables sans ambages.) L’argument étant que le gauchiste militant souffrait d’un sentiment d’injustice!!

Chokri Belaid

Selon les circonstances et surtout les incendiaires, nous avons un sentiment d’injustice compréhensible, un autre répréhensible, des crimes halal et d’autres haram, un sabotage légal et un sabotage illégal.

4/ On accuse la troïka de faire main basse sur l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie). Vigoureusement contesté, un projet de loi visant à remanier la commission électorale suscite des remous. L’on crie alors au charron et de nombreuses voix appellent à sa reconduction. Le président, le chef du gouvernement et le gouvernement sont tous temporaires. Jendoubi devrait, quant à lui et son équipe, rester là ad vitam aeternam.

Deux poids, deux mesures:

1/ L’affaire Baghdadi Mahmoudi: il est scandaleux pour la Tunisie de rendre le bras droit de Kadhafi à son pays pour être jugé. Le même opposant : il est scandaleux que l’Arabie Saoudite et le Qatar (les ennemis jurés) ne rendent pas Ben Ali. La magistrature en Libye n’est pas indépendante. La nôtre n’a rien à se reprocher. De plus, le Canada qui abrite l’un des Trabelsi et la Suisse où des sommes mirobolantes ont été détournées sont des pays qu’il ne faut pas critiquer parce qu’il faut savoir faire la part des choses. Les «fondamentalistes» se muent inopinément en «realpoliticiens» avérés.

2/ Le parti Ennahdha est, parait-il, en train d’emboîter le pas à l’ex-Rcd. Ce dernier parti a, apparemment, toujours donné de l’urticaire à tout le monde, mais, dans le même temps, ceux qui font la comparaison, défendent bec et ongles le droit ô combien légitime des Rcdistes de rentrer au bercail, à savoir, l’arène politique.

3/ Tour à tour, le prix des pommes de terre, celui des tomates et des piments est devenue, des semaines durant, le critère essentiel de l’échec du gouvernement. Aujourd’hui, la chute libre des prix a fait que ce critère n’en est plus un.

4/ Lorsque Kaïs Ben Ali a été remis en liberté, le ministre de la Justice a reçu une volée de bois vert et a été voué aux gémonies. Quand ce dernier commence à découvrir le pot aux roses et prendre les décisions qui en découlent et qui relèvent, bel et bien, de ses prérogatives, à commencer, par le limogeage des corrompus en attendant qu’ils soient jugés, cela devient le fait du prince répréhensible. La nécessité ne fait donc plus loi et la lutte contre la corruption et la malversation ne constituent plus la der des ders.

Sournoiserie ou schizophrénie ?

1/ Les figures de proue de l’opposition, ayant souvent recours au sophisme ad hominem, se sont soulevés contre les trois sit-in de la Kasbah et celui qui avait lieu devant le siège de notre violette. Ils ont, cependant, apporté un soutien inconditionnel à tous les autres, notamment, celui de Radès. Ils étaient contre l’idée d’un gouvernement d’union nationale après les élections. Pourtant, ce sont eux-mêmes qui l’ont proposée d’abord au dictateur, ensuite à son Premier ministre. Ils ont estimé que la dissolution du gouvernement de Caïd Essebsi illégitime serait un mal absolu, mais ils hurlent à tue-tête leur désir ardent d’en découdre avec un gouvernement légitime. Les membres du parti en question qui n’arrivent pas à sauvegarder l’unité du parti, semblent être d’un jusqu’auboutisme forcené en leur foi aux propos du romancier russe Maxime Gorki: «Je suis venu dans ce monde pour m’opposer».

2/ On donne, tout en s’en réjouissant, l’exemple de la Grèce comme si notre pays était vraiment sur le bord de la banqueroute et on scotomise le soulèvement de l’opposition grecque contre la notation financière attribuée à leur pays par la même société Standard & Poor’s. Deux oppositions, deux attitudes et une seule conclusion à tirer.

3/ Cette opposition veut être impliquée à tout sauf quand il s’agit d’apaiser les esprits et de sauvegarder la sécurité. On a remué ciel et terre et on a rué dans les brancards avant d’engager la fameuse «guerre de libération» de l’avenue Bourguiba, le 9 avril, en bravant la décision du ministère de l’Intérieur (idem pour le 2 juin), alors que sous le règne du roi soleil Béji Caïd Essebsi, cette même décision est passée sous silence (Elle a été respectée par les islamistes, les salafistes et les tahririens (membres de Hizb Tahrir, Ndlr), et les Tunisiens, en général, le 15 juin.)

4/ On accuse le parti islamiste de tentatives d’hégémonie et de népotisme. Le bureau exécutif du parti des accusateurs compte près de vingt personnes de la même famille. Le moins que l’on puisse dire à propos de ses dernières élections, c’est qu’elles sont «louches» et que le pouvoir au sein du parti est monopolisé par les apparatchiks.

Les médias:

Avec l’appui d’une presse à la solde de prétoriens acharnés et de certaines mentalités chauffées à blanc, certains, qui se trouvent comme orphelins dans la situation d’affranchis que la révolution leur a offerte, en arrivent même à appeler à un putsch militaire!!

La violette, figure de proue des médias tunisiens qui n’excellent qu’à jouer les Cassandre et dont les responsables, nous dit-on, ne lésinent pas sur les moyens afin d’être la télé de tous les Tunisiens, nous réserve sept minutes de débats et d’analyse pour la marche qui ne s’apparentait en rien à celle des «sans culottes» de la révolution française, ni encore moins, à celle plus contemporaine «des casseroles vides» au Chili sous le régime d’Allende comme ses organisateurs l’auraient appelé de leurs vœux. Cette «marche» est sous les feux de la rampe, alors que celle des milliers de sympathisants du gouvernement mérite moins que sept secondes de couverture.  

Hamma Hammami

Pour que l’opposition ne mange pas les pissenlits par la racine:

Sans verser dans un catastrophisme pesant, ni dans un optimisme béat, l’on dirait que la Tunisie d’aujourd’hui est loin d’être un pays de cocagne et que «tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes», mais que, Dieu merci, également, on est toujours pas sous le Vésuve de Pompéi. Encore faut-il cesser de regarder par le petit bout de la lorgnette pour le comprendre et comprendre que le gouvernement, ferme sur ses étriers, avance cahin-caha et tente de s’attaquer à la corruption, à la malversation et à redresser l’économie.

L’on peut également comprendre que  la dragée est amère pour l’opposition, que ses militants ont filé un mauvais coton lors des élections, mais cela ne justifie pas pour autant d’être l’adepte inconditionnel de l’école mégarique ou le partisan sempiternel de celle de Pyrrhon.

Rappelons de passage que ceux qui ont mis main basse sur les étiquettes progressistes et démocrates pendant la campagne électorale, avant de se rabattre mollement sur le centrisme pour finir désespérément peut-être en islamistes réformistes sont aujourd’hui en passe d’organiser un mariage morganatique entre socio-démocrates, libéraux et Rcdistes. Dans les prochaines élections et avec de tels calculs, ce n’est certes que partie remise, mais l’opposition y laissera ses plumes, encore une fois.

Rappelons enfin que la tactique de la terre brûlée n’a jamais été fructueuse. C’est l’histoire qui l’atteste. Les premiers à se retourner contre la Kahéna étaient les Berbères, eux-mêmes. L’arroseur est très souvent arrosé. A bon entendeur, Assalam!

Article du même auteur dans Kapitalis :

Les médias tunisiens et le spectre du loup islamiste