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Lettre ouverte à l'ambassadeur de l'Union européenne en Tunisie à propos des négociations d'un accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) entre Tunis et Bruxelles.

Par Ahmed Ben Mustapha*

Ayant suivi avec intérêt vos récentes déclarations du 18 juin courant lors d'une rencontre tenue avec les représentants de la société civile et le ministre du Commerce, dans le cadre des préparatifs pour le lancement des négociations pour la conclusion d'un accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) entre la Tunisie et l'Union européenne, je souhaite vous faire part des observations suivantes qui reflètent le point de vue partagé par un nombre croissant de Tunisiens politiquement engagés ou membres de la société civile qui ont une perception divergente des relations de partenariat et de l'avenir des relations entre les deux rives de la Méditerranée.

Diktats et négociations formelles

En vérité votre, position favorable à la conclusion de l'Aleca est perçue par beaucoup de Tunisiens comme un parti-pris regrettable sur une question conflictuelle, déterminante pour l'avenir, qui relève, selon les déclarations des responsables européens, de la décision souveraine de la Tunisie.

Vos propos sont d'ailleurs en discordance totale avec ceux des responsables de l'UE et des responsables des pays européens notamment français et allemands, lors de visites échangées avec les responsables tunisiens. Tous concèdent officiellement à la Tunisie le droit de fixer ses priorités et le partenariat avec l'UE est présenté comme une offre non contraignante pour la Tunisie.

En effet, il ne faut pas perdre de vue que l'Aleca n'est que le prolongement et l'extension à tous les secteurs de l'économie de l'accord d'association de libre échange de 1995, conclu sous l'ancien régime et relatif aux produits industriels, qui est contesté en raison de son bilan largement défavorable à la Tunisie.

Mes remarques s'adressent également au gouvernement tunisien qui a curieusement laissé à l'UE l'initiative d'entamer cette «consultation» avec la société civile tunisienne sur un dossier de cette importance – censé ne pas avoir été encore tranché –, alors que les déclarations des responsables tunisiens lors de cette rencontre évoquent l'avancement des préparatifs pour la conclusion de l'accord ce qui laisse supposer qu'il s'agit de consultations purement formelles destinées à couvrir une décision déjà prise.

En effet, c'est ce qui ressort des déclarations reproduites par le journal ''La Presse'' du 18 courant notamment celle de la directrice des relations avec l'UE au ministère du Commerce, ainsi que la déclaration du ministre du Commerce qui rappelle que l'objectif de l'Aleca est de dépasser le simple établissement d'une zone de libre échange et d'aboutir à la création d'un espace économique commun.

Un plan d'action controversé

Ainsi, et dans la foulée de l'adoption controversée à la mi-avril dernier du plan d'action – sous la pression des conditions émises par le parlement européen pour l'octroi à la Tunisie d'un crédit lié de 500 millions d'euros au titre de 2014 –, les autorités provisoires actuelles semblent décidées à conclure l'Aleca avant les élections sans engager une véritable consultation nationale sur un dossier d'ordre stratégique, relevant à ce titre de la compétence exclusive des futures institutions légitimes, compte tenu des enjeux politiques et économiques qui y sont associés et de ses implications majeures sur les intérêts supérieurs de la Tunisie.

D'ailleurs, le gouvernement se doit de clarifier son attitude pour le moins équivoque à ce sujet et c'est normalement à lui d'informer les Tunisiens sur le contenu des accords de partenariat et leurs enjeux ainsi que l'état d'avancement des négociations en cours avec l'UE.

Mais revenons à vos propres déclarations, éminemment politiques, et qui méritent à ce titre qu'on s'y attarde. En effet, vous affirmez que «l'ouverture des échanges encourage le dynamisme économique et crée la croissance et la richesse alors que le repli sur soi pourrait avoir des effets très négatifs sur l'économie tunisienne en ralentissant l'activité et en entravant les exportations encore fragiles». Et vous mettez en garde contre les risques d'«isolement» de la Tunisie ajoutant que «l'intégration de l'économie tunisienne au marché européen est une opportunité à saisir pour la relance de la croissance économique et la promotion sociale».

Ainsi la Tunisie n'a, selon vous, pour seule issue que l'ouverture totale et sans entraves de son économie et de ses marchés à tous les produits ainsi qu'aux investisseurs européens et aux multinationales sous peine de se retrouver isolée.

Permettez-moi de vous dire que si la Tunisie s'est condamnée à l'isolement et à la récession économique, c'est par son ouverture exclusive sur l'UE qui traverse une crise économique persistante sans précédent depuis 2008, laquelle a contribué à aggraver et à approfondir les difficultés conjoncturelles et structurelles de l'économie tunisienne ainsi que les déficits grandissants de ses finances publiques, de sa balance commerciale et de sa balance des paiements.

En effet, les pays d'Europe sont plongés dans une stagnation économique de longue durée attestée par les chiffres du premier trimestre 2014 qui font ressortir une croissance nulle en France, négative en Italie, en Grèce, à Chypre, au Portugal, mais aussi aux Pays-Bas et en Finlande. Le chômage et l'endettement atteignent dans ces pays des niveaux sans précédent; et c'est ce qui explique le vote de désaffection à l'égard de l'Europe lors des dernières élections européennes.

Aggravation de la crise

Dans ces conditions, la Tunisie n'a aucun intérêt à parachever la zone de libre échange avec l'UE surtout dans la conjoncture présente de fragilité et d'incertitude politique, économique et sécuritaire qu'elle traverse; cela n'aboutira qu'à l'aggravation de la crise et à la mainmise européenne sans contrepartie sur tous les secteurs supposés encore protégés de l'économie, notamment ceux des services et des produits agricoles, qui n'ont pas réussi leur mise à niveau pour soutenir la concurrence européenne et mondiale.

En réalité, le choix de l'intégration totale à l'UE consacrera l'isolement économique et politique de la Tunisie en la privant de l'opportunité de varier ses partenariats et de réviser ses choix économiques désuets en s'ouvrant notamment sur les pays émergents et les nouveaux groupements économiques d'avenir qui ont réussi leur décollage économique et leur positionnement dans le concert des nations développées.

En effet, il ne faut pas perdre de vue que les échanges de la Tunisie avec l'UE se limitent pour l'essentiel à 3 pays à savoir la France, l'Allemagne et l'Italie, qui sont les principaux bénéficiaires de la zone de libre échange avec la Tunisie. Si ces 3 principaux partenaires souhaitent réellement aider notre pays en cette phase délicate à relever les graves défis politiques, économiques et sécuritaires auxquels il est exposé, il faudrait qu'ils agissent de concert au sein des institutions européennes pour mettre un terme aux pressions visant à contraindre la Tunisie à s'engager irréversiblement dans la voie du libre échangisme et la tyrannie des marchés à laquelle elle n'est nullement préparée.

Bien au contraire, la Tunisie doit tirer les leçons qui s'imposent de son ouverture partielle par le biais de l'accord de partenariat de 1995 relatif aux produits industriels, qui a coûté à la Tunisie un manque à gagner de l'ordre de 20 à 25 milliards de dinars en recettes douanières et fiscales, selon le bilan récemment établi par l'Institut des études stratégiques.

De même, elle se doit de reconsidérer ses relations avec l'UE au vu de l'attitude ouvertement coercitive du parlement européen à son égard du fait des conditions draconiennes imposées à la Tunisie pour l'octroi d'un prêt de 300 millions d'euros qualifié a juste titre par Marie-Christine Vergiat comme étant «toxique». La députée européenne dénonce également le refus des parlementaires européens d'annuler la dette tunisienne ainsi que les conditionnalités «austéritaires» du prêt (suppression des subventions aux plus démunis, privatisation des banques publiques...), soit les mêmes recettes qui font des ravages en Europe notamment en Grèce.

J'emprunte à cette députée le jugement sans appel qu'elle porte sur la nature de cette «aide» qui alourdira un peu plus la dette tunisienne, «qui s'est déjà envolée de 20% en 3 ans. Or l'UE et ses Etats membres portent une lourde responsabilité en la matière: la BEI est son second créancier et la France se classe en troisième position. Le remboursement de cette dette représente chaque année 6 fois le budget de la santé et 3 fois celui de l'éducation; la Tunisie a déjà remboursé à ses créanciers 2,5 milliards d'euros de plus que le capital prêté; et 85% des emprunts contractés par la Tunisie depuis la révolution ont servi au remboursement de la dette... La Tunisie et les Tunisiens sauront désormais ce que valent les belles paroles et les grandes déclarations».

Vers l'abime économique et financier

En somme, il est clair que les «aides» consenties par les pays européens sont uniquement destinées à garantir le remboursement à leur profit de crédits liés accordées pour l'essentiel à l'ancien régime. Ce faisant l'UE, qui oblige ses membres à se soumettre à des règles strictes d'équilibre et de discipline budgétaire, impose à la Tunisie une politique de surendettement suicidaire qui la mènera inéluctablement vers l'abime économique et financier.

Ainsi, la Tunisie ne doit plus s'illusionner sur les véritables intentions des Européens à son égard; elle doit œuvrer à rééquilibrer ses relations économiques et commerciales déficitaires avec l'UE et ses principaux partenaires européens sus mentionnés qui peuvent lui apporter un soutien considérable en mettant en œuvre les engagements pris au niveau bilatéral – non encore concrétisés – d'alléger le fardeau de la dette par sa conversion en projets.

De même, il serait opportun de traduire dans les faits les engagements pris bilatéralement et dans le cadre du plan d'action au sujet du rapatriement en Tunisie des biens et des fonds frauduleusement acquis qui se chiffrent, selon des sources fiables, à plus de 38 milliards de dollars.

D'ailleurs, le plan d'action comporte de nombreux engagements – non encore suivis d'effet – pris par l'UE d'aider la Tunisie par des actions concrètes en respectant ses nouvelles priorités politiques économiques et sécuritaires telles que définies par la nouvelle constitution qui accorde la priorité au renforcement du rôle économique de l'Etat en faveur des catégories et des régions défavorisées.

De même, l'Etat tunisien est constitutionnellement tenu d'exercer la souveraineté nationale sur les ressources et les richesses naturelles tout en privilégiant l'ancrage de la Tunisie dans son environnement maghrébin et arabe.

Ainsi la Tunisie est tenue d'harmoniser ses engagements internationaux, dont le plan d'action et l'Aleca, avec les exigences de sa nouvelle constitution et du nouveau projet de société qu'elle véhicule et qui ne saurait se réduire à une ouverture commerciale totale sur l'UE et à une insertion dans la mondialisation et l'économie du marché.

Vous évoquez à juste titre les défis importants imposés à la Tunisie au nombre desquels l'instauration d'une démocratie durable et la relance de la croissance économique. Mais vous omettez de dire que l'élimination de la menace terroriste, l'instauration d'institutions légitimes solides, le rétablissement de l'autorité de l'Etat et la lutte contre l'économie parallèle ainsi que toutes les formes de crimes organisés, sont les tâches prioritaires incombant au gouvernement en tant que conditions requises pour l'organisation des élections et la réussite de la transition démocratique.

Ainsi l'Aleca ne peut être que l'aboutissement d'un long processus devant débuter par la mise en place d'une démocratie stable en Tunisie selon un ordre de priorités définies par le gouvernement tunisien; et l'UE ainsi que les responsables européens se sont engagés au niveau bilatéral et dans le cadre du plan d'action à apporter leur concours politique et économique à la réussite de la transition démocratique afin d'en faire un exemple à suivre dans le monde arabe.

Dans ces conditions, il est pour le moins surprenant que les consultations actuelles initiées par l'UE et le gouvernement provisoire soient focalisées uniquement, et en dehors de tout débat public, sur le volet commercial du plan d'action et la conclusion immédiate de l'Aleca, ce qui suscite la suspicion, car cette démarche déroge à la lettre et à l'esprit du partenariat lequel revêt – faut-il le rappeler – une triple dimension politique, sécuritaire et économique.

Faire valoir la clause de sauvegarde

A ce propos, la Conférence des amis de la Tunisie, prévue à l'initiative de la France en septembre prochain, offre une opportunité historique à la Tunisie et aux pays européens de lever toutes les équivoques en concevant ensemble une nouvelle approche stratégique des relations bilatérales et multilatérales qui dépasserait le cadre des liens commerciaux en réhabilitant les fondamentaux du processus de Barcelone, notamment dans ses dimensions politiques et sécuritaires, à savoir la volonté commune des dirigeants des deux rives de créer une zone de progrès, de paix, de stabilité et de développement partagé au bénéfice des peuples de la région méditerranéenne.

En effet, et à supposer que le gouvernement réussisse dans sa mission principale, qui est celle d'organiser les prochaines élections dans de bonnes conditions – ce qui est loin d'être acquis au vu de la désaffection manifestée par les Tunisiens pour les prochaines échéances électorales –, il est illusoire de concevoir une réelle réussite de la transition démocratique en Tunisie dans un contexte régional marqué par la dégradation continue de l'environnement politique, économique et sécuritaire et la recrudescence de la menace terroriste.

C'est pourquoi, il conviendrait d'envisager en commun de mettre en œuvre les clauses du plan d'action relatives à l'initiation d'un dialogue stratégique à l'occasion de la conférence de Paris, et le gouvernement tunisien serait bien avisé de faire valoir la clause de sauvegarde selon laquelle le plan d'action pourra «être revu en fonction des progrès de sa mise en œuvre ou d'éventuelles nouvelles nécessités déterminées par la conjoncture en Tunisie ou dans l'Union européenne».

Ainsi le gouvernement pourra se consacrer à la préparation des documents et des propositions d'ordre stratégique qu'il compte soumettre à cette conférence et notamment l'étude stratégique de reconstruction et de développement 2015-2020 actuellement en cours de conception, selon les informations parues dans le journal ''La Presse'' du 25 /6/2014. Et c'est dans ce cadre que devrait être proposée une nouvelle vision tunisienne des rapports de partenariat avec l'UE.

De même la Tunisie se doit d'observer les mutations en cours au sein de L'UE et les courants d'opinion qui remettent en cause les règles et les politiques communes considérées comme étant nuisibles aux Etats membres et favorables aux multinationales.

A ce propos, elle doit également prêter attention aux enjeux liés aux négociations sécrètes en cours relatives au traité transatlantique pour la création en 2015 d'une zone de libre échange entre l'UE et les USA de 800 millions d'habitants.

Parallèlement, les consultations en cours avec la société civile devraient être élargies à tous les partis et toutes les sensibilités politiques et englober toutes les questions importantes sus mentionnées touchant aux intérêts suprêmes de la Tunisie avec pour objectif de placer ce débat au centre de la campagne électorale.

En somme, la conférence de Paris offre une opportunité unique d'impliquer la classe politique et la société civile tunisienne européenne et maghrébine dans la conception d'une vision plus juste et plus équilibrée des relations de partenariat entre les deux rives de la méditerranée.

* Diplomate et ancien ambassadeur.

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