La conception de la liberté de la presse chez Ennahdha et le Congrès pour la République (CpR) laisse pantois et justifie des interrogations sur le but des pressions actuelles sur la télévision nationale.

Par Rachid Barnat


 

Sur le plateau de ‘‘Hadith Essâa’’ (‘‘Le débat du moment’’) sur la chaîne Hannibal, un débat autour de la chaîne nationale Watania, laisse perplexe, comme si le 14 janvier 2011 n'avait pas eu lieu.

La «règle des 60%»

Hocine al Jaziri, d’Ennahdha, ministre des Tunisiens à l’étranger, exige que la Watania, du fait qu’elle est une chaîne nationale, consacre 60% des informations qu’elle diffuse, au gouvernement! 60% étant le total des voix obtenues aux élections du 23 octobre 2011 par la troïka au pouvoir.

Mohamed Abbou, du CpR reproche sur la Watania de passer peu ou pas du tout d’info sur les activités de son patron Moncef Marzouki, président de la république!

Ce à quoi l’analyste politique de service Alaya Allani, étonné par tant d’arrogance de la part des deux représentants du pouvoir provisoire, rappelle que les journalistes sont libres du choix des informations qu’ils traitent.

Démonstration par l’absurde, il demandera au ministre s’il doit étendre la règle des «60%» aussi à la justice, pour que les juges traitent 60 % des dossiers «dans le sens» que voudrait le gouvernement! Il rappelle, par ailleurs, qu’il apparaît que les Tunisiens délaissent Al-Jazira pour aller vers leurs médias tunisiens, dont la Watania qu’ils découvrent intéressante et libre puisque les journalistes de cette chaîne refusent de rééditer ce à quoi Zaba les avait réduits: «porte-parole du pouvoir»! Est-ce de là que vient l’inquiétude de Ghannouchi qui voudrait reconduire de telles pratiques?

Est-ce la raison pour laquelle Rached Ghannouchi voudrait faire de Watania une Al-Jazira bis, en la vendant à son ami l'émir du Qatar ou à des financiers proches de ses idées, pour continuer d’y paraître à son aise?

Le cri dans le désert de Tawfik Mjaied

Un journaliste tunisien travaillant pour France 24, Tawfik Mjaied dit et répète sur les médias tunisiens que le journaliste doit rester libre et que la priorité reste à l’info elle-même! Le choix  ne relève que de l’intérêt qu’elle pourrait avoir auprès du public dont seul le journaliste reste responsable. Ce n’est pas au journaliste de faire de la propagande à un parti ni à son chef, insiste-t-il!

Ce que décidément le gouvernement Jebali n’a pas compris ou feint de ne pas comprendre!

Avec beaucoup de colère Tawfik Mjaied conteste l’ingérence du gouvernement dans la ligne éditoriale du journaliste et rappelle que la priorité est à l’info et non à l’image ni au discours d’un ministre ou d’un président ! S’il n’y trouve aucun intérêt, le journaliste n’est pas obligé de passer des mièvreries.

Veut-on vraiment que la télévision revienne à des pratiques anciennes que nous croyons révolues avec le départ de Zaba, où l’on se contentait de rapporter que le président avait reçu tel ou tel sans jamais aborder le fond des problèmes? Oublie-t-on que la révolution pour la liberté est passée par là?

Mohamed Abbou et le syndrome d’«Istaqbala»

Un juriste comme Mohamed Abbou, avocat de métier et membre du CpR, se plaignait que la Watania passe peu ou pas du tout Marzouki.

Ce reproche a mis en colère le journaliste de Watania qui lui rappelle fermement que le palais de Carthage inonde la chaîne de communiqués dont le préambule lui rappelle de mauvais souvenirs: «Istaqbala» (le président a reçu…), et qu’il reconnaît volontiers rejeter parce qu’il veut rompre avec les pratiques de Zaba! Et s’il n’a pas donné plus d’intérêt aux «actions/bougeottes» du président, c’est qu’il n’y trouve aucun intérêt pour les téléspectateurs!

Quand aux sit-ineurs qui, durant 50 jours, n’ont cessé de harceler les employés et journalistes de Watania, Mohamed Kilani, représentant d’un parti de gauche, présent sur le plateau, pose la question de l’organisation et de la logistique d’une telle «performance» sans que la police ne soit intervenue une seule fois.

Mais la réponse est dans la récrimination des sit-ineurs eux mêmes, lors de la «négociation» avec les représentants d’Ennahdha, dont Lotfi Zitoun (conseiller du Premier ministre Jebali, de rang de ministre), qui leur demandaient de lever leur sit-in, certains ont demandé: «On veut les 30 dinars promis»!

 

Les sit-in anti-médias et la main secrète d’Ennahdha

Ce que confirme un autre constitutionnaliste Khémaïes Ksila, qui affirme avoir vu des bus blancs déverser des jeunes bien encadrés, leurs sandwichs fournis, pour «assurer» toutes sorte de sit-in qu’organise le parti Ennahdha avec consigne d’insulter et d’injurier ceux qui déplaisent à ce parti.

Il faut que tous les Tunisiens disent fermement à ce pouvoir qu’ils ont fait la révolution pour la liberté et qu’ils n’accepteront plus une télévision et des médias de propagande aux ordres du pouvoir.

C’est la raison pour laquelle ils s’opposeront avec la plus grande fermeté à la tentative de privatisation qui n’est que la volonté de mettre les médias au pas par un parti qui veut perpétuer des pratiques que les Tunisiens pensaient avoir rejeté définitivement en même temps que celui qu’ils ont «dégagé».

Le comportement du gouvernement Jebali est totalement contraire aux objectifs de la révolution dont pourtant il se gargarise.

Les Tunisiens ne sont pas dupes. Ils ont compris que les partis au pouvoir veulent utiliser la chaîne nationale pour faire de la pub à leurs chefs: Ghannouchi et Marzouki, conscients de l’impact de l’image; et ce en perspective des élections à venir.

Ils savent ce que Ghannouchi doit à la chaîne Al-Jazira de son ami l’émir, qui a multiplié les apparitions de son candidat jusqu’à le leur imposer par l’argent et par l’image.

De plus, ce n’est pas le moment de prendre une décision de cette importance qui engage la vie démocratique du pays alors que ce pouvoir n’a pour le moment qu’une légitimité: celle de rédiger la constitution et uniquement la constitution!

Quand à l’agenda que les Tunisiens n’ont cessé de demander aux constituants et au gouvernement provisoire sorti de leur rang, ceux-ci daignent tout juste communiquer les dates de remise de leur copie. M. Jebali donne une échéance vague entre le printemps et l’été 2013, tandis que Mohamed Abbou, du CpR, pense que la date du 20 mars, souhaitée par les Tunisiens pour une raison symbolique (fête de l’indépendance), est possible!

La marche vers la liberté d’expression ne s’arrêtera pas

On y arrive... alors que, rappelons-nous, M. Marzouki voulait rester 3 ans au pouvoir pour assurer les réformes nécessaires pour le pays, disait-il; et M. Ghannouchi davantage puisque Jebali jubilait de l’avènement du VIe califat!

Mais ils doivent respecter l’échéance d’un an qui leur a été accordée et fixer les élections au 23 octobre 2012.

Enfin, alors que l’on évoque ce droit absolument fondamental qu’est la liberté de la presse, comment ne pas être choqué par le jugement qui vient d’être rendu dans l’affaire ‘‘Persépolis’’ et qui constitue une évidente régression qui a, d’ailleurs, choqué l’ambassadeur des Etats-Unis et qui choque en Europe. Lorsque la justice s’occupe de «morale», elle se ridiculise et se décrédibilise; ce qui n’est jamais bon pour la démocratie. En France, au XIXe siècle, les juges qui ont condamné le poète Baudelaire pour «atteinte à la morale» sont ridicules et oubliés, et Baudelaire est resté l’un des plus grands poètes français. Très vite ce tribunal qui a condamné la diffusion du film ‘‘Persépolis’’ sera lui-même tout simplement ridicule, car la marche vers la liberté d’expression ne s’arrêtera pas.

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