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Avec les agressions, physiques et verbales, à l’encontre de Jawhar Ben Mbarek, Olfa Youssef, Youssef Seddik et M. H., la liberté d’expression a-t-elle encore sa place dans notre pays?

Par Mohamed Ridha Bouguerra*


 

Le Professeur Jawhar Ben Mbarek  vient d’être gravement agressé, ce samedi 21 avril, à Souk Lahad, près de Kébili, après avoir été empêché la veille de prononcer une conférence sur la Constitution à Douz à l’invitation des l’Union régionale des diplômés chômeurs. Il s’en sort (!) avec un traumatisme crânien et une blessure au genou. Il a été admis pour soins et observation à l’hôpital Habib Bourguiba de Sfax.

L’animateur de Doustourna et ses accompagnateurs, dont les voitures ont été sauvagement saccagées, n’ont eu la vie sauve et n’ont échappé à leurs poursuivants qui parlaient de les tuer que grâce à l’aide que leur ont apportée des citoyens venus pour écouter le conférencier.

Qui sont ici les agresseurs? Toujours, désormais, les mêmes, c’est-à-dire ceux qui sont irréductiblement opposés à une opinion différente de la leur et n’acceptent à aucun prix l’exercice de la parole libre et de la démocratie dans ce pays! C’est-à-dire ceux qui, juin dernier déjà, ont envahi CinéAfricArt et molesté employés et spectateurs! Ceux qui ont craché à la figure de Zied Krichen et frappé Hamadi Rdissi devant le Palais de justice de Tunis! Ceux qui, depuis novembre dernier, perturbent les cours à la Manouba! Ceux qui, dimanche 25 avril, ont empêché les comédiens de célébrer, sur l’avenue Habib Bourguiba, la Journée internationale du théâtre et appelé au meurtre de Béji Caïd Essebsi!

Aussi, tous les vrais démocrates ne peuvent-ils que proclamer leur entière solidarité avec Jawhar Ben Mbarek et ses amis, dénoncer l’apparition de plus en plus manifeste et fréquente de la peste verte et fasciste et crier que nous sommes tous, aujourd’hui, des Jawhar Ben Mbarek !

Les professeurs Olfa Youssef et Youssef Seddik ont vu, ce dimanche 22 avril, les conférences qu’ils devaient prononcer à Kélibia perturbées. Mieux encore, la Maison de la Culture, où allait se produire cette manifestation culturelle, a été «décorée» du désormais sinistre drapeau noir aux lieu et place de l’emblème national, de nouveau et encore une fois, profané!

Coupure de la société tunisienne en deux clans

Dire, aujourd’hui, que certains, dans ce pays, sont pour la pensée unique et donc réfractaires à tout échange intellectuel sérieux est une amère constatation qui se vérifie quasi quotidiennement. Il ne s’agit de rien de moins que de la coupure de la société tunisienne en deux clans culturellement antagonistes, de l’exclusion aussi de toute différence et de l’imposition forcée, enfin, d’une désespérante uniformité et d’une banale et affligeante unanimité!

Une chape de plomb est en train de s’abattre, sournoisement mais sûrement, sur nos têtes! À quand le réveil? À moins de nous considérer tous des Olfa Youssef et des Youssef Seddik et de le faire savoir à qui de droit!

M. H. est pharmacienne à Mhamdia, agglomération située tout près de Tunis. Elle se trouve, depuis près de deux mois maintenant, malgré elle, au centre de l’actualité. Qu’est-ce qui a fait sortir cette jeune et discrète femme de la paisible vie qu’elle menait jusqu’ici pour voir, soudain, son nom étalé à longueur de pages de nombreux sites sociaux sur Facebook? Son indépendance et son refus de se plier au diktat des nouveaux maîtres du pays (?). On a directement et explicitement signifié à la jeune femme que le port du voile est devenu obligatoire! Après avoir exprimé son net refus de l’injonction qui lui a été faite, la pharmacienne de Mhamdia est actuellement l’objet d’un harcèlement constant et qui prend chaque jour une forme différente. La dernière en date: amoncellement quotidien d’ordures devant l’officine de l’intéressée! Les autorités locales contactées, tergiversent et le chef du poste de la Garde nationale à Mhamdia a fini par se dérober et refuser même, sous divers prétextes, de recevoir la plaignante! Ne lui revient-il pas, pourtant, d’appliquer la loi et de protéger les citoyens?

Le cauchemar que M.H. est en train de vivre sera-t-il celui de chacun de nous très bientôt? Ne sommes-nous pas tous donc, potentiellement au moins, des M.H.?

À Carrefour, sur la route de la Marsa, des énergumènes ont vandalisé, samedi 21 avril, les rayons de boissons alcoolisées. Le même jour, le Premier ministre déclarait sur France 2, dans le cadre de l’émission Télé-Matin, que le bikini et l’alcool relèvent du libre choix de tout un chacun et font partie, ajoute-t-il, de sa «liberté sacrée»!

Faire donc seulement appliquer la loi

Nous ne demandons qu’à croire le chef tout puissant de notre gouvernement légitime! Qu’il fasse donc seulement appliquer la loi, sans plus! Qu’il mette ainsi hors d’état de nuire les bandes organisées qui perturbent l’ordre public et se révèlent idéologiquement imperméables à l’esprit démocratique! À défaut d’une action de police énergique contre les intégristes, ce n’est pas seulement le gouvernement qui perd toute crédibilité et sera accusé de complicité avec les fascistes qu’il ne cesse de ménager, c’est toute la Tunisie qui sera immanquablement entraînée dans une spirale de violences aux conséquences imprévisibles.

On peut se demander, à titre d’exemple, comment organiser des élections libres et mener campagne, avec obligatoirement des opinions divergentes, dans une atmosphère aussi délétère que celle qu’ont connue ce week-end Jawhar Ben Mbarek, Olfa Youssef, Youssef Seddik et M. H.

Les adeptes de la pensée unique qui tiennent actuellement le haut du pavé partout dans le pays et s’arrogent seuls le droit de s’exprimer permettront-ils aux orateurs des différentes formations politiques de prendre normalement la parole durant la campagne électorale? La liberté d’expression a-t-elle encore sa place dans notre pays? Ce qui vient de se passer à Douz, Souk Lahad et Kélibia ne nous permet-il pas d’en douter? Le gouvernement qui détient les rênes du pouvoir n’est-il pas entièrement responsable de cette fascisation en raison de son incurie et de l’impunité qu’il a jusqu’ici accordée à l’aile la plus radicale de l’islamisme religieux? Une ligne rouge ne vient-elle pas d’être dangereusement franchie? Le temps de la complaisance envers les intégristes ne doit-il pas prendre immédiatement fin? Il y va tout simplement de l’avenir de la Révolution du 14 janvier et des espoirs démocratiques qu’elle a fait naître de voir apparaître une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique.

* Universitaire.

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