Dans sa défense jalouse de sa souveraineté, le peuple tunisien met en garde contre toute tentative de tutelle étrangère, ou de dérive extrémiste.

Par Nadia Omrane


 

Ce mardi 20 mars, ouvrant au matin le moteur de recherche Google.tn, nous découvrons qu’il fête lui aussi l’indépendance de la Tunisie par l’inscription dans son logo du drapeau tunisien. Des drapeaux tunisiens, il y en avait par milliers sur l’avenue Bourguiba ce 20 Mars, agités par un peuple en fête de toutes les générations qui commémorait l’indépendance du pays, à l’appel des associations de la société civile, puis plus spontanément dans l’après-midi rejoint par des familles avec leurs enfants, dans une ambiance de kermesse.

«Ni l’Amérique, ni le Qatar»

Cette dimension familiale, populaire, festive, de citoyens sur leur 31 – on devrait dire sur leur 20 Mars – succédait aux revendications plus politiques de la fin de matinée : du théâtre municipal au ministère de l’Intérieur, les pancartes portaient les slogans de la revendication d’une république civile et démocratique, d’une constitution reconnaissant les libertés publiques individuelles et particulièrement les droits des femmes dans une égalité sans concession entre citoyen et citoyenne. Mais, en ce jour de l’indépendance, le peuple entendait aussi se réapproprier une souveraineté à laquelle ne pourrait prétendre «ni l’Amérique, ni le Qatar».

Car dans le souvenir d’une indépendance parfois dévoyée, chacun devait avoir présente à l’esprit la façon dont la colonisation vieillissante, «dégagée» par la résistance nationale, avait tenté de se redéployer sous la forme d’un néo-impérialisme plus diffus, pressant, inspirant notre gouvernance économique et sociale et dictant quelquefois notre ligne de conduite étrangère au point qu’un commando israélien vint assassiner le 16 avril 1988 Abou Jihad, pour ainsi dire sous les fenêtres du palais de Carthage ! Et quand d’aventure le pouvoir tunisien prenait trop partie pour l’indépendance d’autres peuples en insurrection, alors la puissance impériale ou ses supplétifs écrasaient Bizerte ou Hammam Chatt !

Les fondements civils de l’État tunisien

Alors, aujourd’hui, dans sa défense jalouse de sa souveraineté, le peuple tunisien met en garde contre d’autres tentatives de tutelle et d’occupation, fussent-elles dissimulées sous le déguisement de l’aide financière ou du prosélytisme religieux. C’est pourquoi la commémoration du 20 Mars s’appliqua-t-elle à rappeler les fondements civils de l’État tunisien, séculier et moderne loin de toute prétention à un glissement théocratique par une référence abusive à la chariâ dont l’inscription extensive dans notre prochaine Constitution serait étrangère à notre histoire, à notre culture, à nos mœurs.

Reprenant le fil de ce passé, le président Moncef Marzouki a tenu le cap d’une République civile, respectueuse de la diversité, dans le cadre d’une concorde nationale où tous pourraient vivre ensemble avec et même malgré leurs différences. En la présence symbolique des familles de Bourguiba et de Salah Ben Youssef, scellant une seule mémoire nationale par-delà les fractures de l’histoire, il engagea à un devenir commun tout autant les acteurs d’une indépendance confisquée que leurs victimes auxquelles il présenta les excuses de la République tout en invitant à réparation et à réconciliation, au terme d’une justice transitionnelle. Ce sera un processus long et douloureux où les historiens devront être convoqués à l’analyse d’archives jusqu’ici closes pour éviter toute erreur de jugement, mais la Tunisie en sortira grandie et unie.

Toutefois, tandis que convergeaient vers ce consensus civil et démocratique la population descendue dans la rue et les volontés politiques exprimées au sommet de l’État ainsi que par le chef du gouvernement Hamadi Jebali la veille du 20 Mars, d’autres voix maintenaient, lors d’un rassemblement à la Coupole d’El Menzah, que la chariâ devait être le fondement de l’État tunisien. Quelques jours plutôt, vendredi 16 mars, devant le siège de l’Assemblée nationale constituante, une importante manifestation d’hommes et de femmes séparés, portant des tenues étrangères à nos mœurs, réclamait un Etat charaïque en levant des pancartes qui disaient «Non à la République», «Non à la démocratie», «Oui au Califat» et «Oui à la polygamie».

La stratégie de billard à deux bandes d’Ennahdha

Cette manifestation était, selon un porte-parole du mouvement d’Ennahdha (s’exprimant, mercredi 14 mars vers 17h30, sur Shems FM) «une expression démocratique à laquelle il apportait «son soutien», aveu que lui arracha le journaliste et que confirment de multiples affirmations d’un certain nombre d’élus du mouvement Ennahdha.

Contradiction entre deux tendances au sein d’Ennahdha, l’une Akpiste version gouvernance islamiste modérée dans un système turc laïc et l’autre plutôt qataro-wahhabiste ? Ou stratégie de billard à deux bandes de la part d’Ennahdha, qui lancerait tantôt une balle dans le camp civil puis une autre dans le camp salafiste ? Les éléments de ce dernier camp, dont on ne sait pas au juste s’il n’est pas mêlé d’ex-RCDistes ou même de policiers et que des observateurs chiffrent à quelques 20.000 personnes, semblent s’être mis d’eux-mêmes en dehors de la république puisqu’ils la refusent dans leurs slogans.

À propos de ces fondamentalistes portés parfois au jihad, on signalera que le secrétaire d’État aux Affaires étrangères a, mercredi 14 mars vers 18h30 sur les ondes de Rtci, annoncé fièrement sous forme d’un «scoop» qu’il allait cette semaine aux Etats-Unis pour envisager le retour en Tunisie des prisonniers tunisiens de Guantanamo, du moins ceux contre lesquels les autorités américaines n’auraient pas retenu de preuves d’actes de terrorisme et dont on pourrait vérifier «la traçabilité». Nombre d’entre eux sont en effet passés par les réseaux jihadistes d’Al-Qaida au Pakistan et en Afghanistan, comme l’actualité française de ce jour nous le confirme malheureusement pour le cas de ce jeune Franco-algérien de Toulouse, présumé coupable des terribles assassinats de ces derniers jours.

Faut-il grossir les rangs des extrémistes violents ?

Certes Guantanamo a été un lieu carcéral extrêmement dur, au mépris des conventions internationales, et le gouvernement d’Obama voudrait pouvoir clore ce chapitre noir de l’histoire des Etats-Unis, pour peu que certains États acceptent de rapatrier des détenus non condamnés, y compris des détenus non ressortissants de ces États. Tout Tunisien a vocation et droit à rentrer dans son pays. Tout de même, les prisonniers de Guantanamo ne doivent pas être des enfants de chœur, surtout ceux passés par les camps d’entraînement du Pakistan et de l’Afghanistan.

En témoigne le livre de Malika El Aroud, l’épouse belge d’origine marocaine d’Abdessatar Dahmane, le journaliste tunisien qui assassina le commandant Massoud avec la complicité d’un autre Tunisien, technicien textile de Sousse (cf. notre article paru dès septembre 2002 dans le journal ‘‘Réalités’’). Un certain nombre de Tunisiens, dont le footballeur Nizar Trabelsi et d’autres encore dont les noms ont été rendus publics par des observateurs du terrorisme, sont passés par l’Afghanistan et l’Irak, pays d’où le président de la République devrait ramener également d’autres détenus...

Faut-il vraiment grossir chez nous les rangs d’extrémistes portés à la violence et dont certains s’illustrent à Bir Ali Ben Khalifa ou même, à un moindre degré de violence, sont parmi les «héros» du commando de Soliman menant, selon des journalistes, le sit-in de la faculté de la Manouba ? Ou au moins dans quelles conditions sécuritaires et d’encadrement socio-psychologique ces rapatriements doivent-ils être organisés ?

Dans son discours du 20 Mars, le président Marzouki a promis «du sang et des larmes» dans la lutte contre l’extrémisme. Nous espérons qu’il ne sera pas fatal d’en arriver là et que le dialogue accompagné d’une stricte application de la loi suffira.

Mais lors de son célèbre discours à la nation en 1940, Winston Churchill disait qu’il «n’avait à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur» : l’urgence n’est-elle pas la sueur au travail ? Précisément, en ce 20 mars 2012, autant sur l’avenue Bourguiba que dans les régions déshéritées du pays, les demandeurs d’emploi continuaient de réclamer la vraie revendication de la révolution : du travail ! Or, ce même 20 Mars, les exclus du pacte républicain voyaient démanteler leur siège de protestation par les forces de l’ordre à Mdhilla tandis que Menzel Bouzayane entrait en grève générale et que les chemins de fer, arrêtés depuis dix jours, bloquaient toute la circulation dans le sud. Pour tous ceux-là, il n’y avait aucune indépendance à fêter...

Aussi, pourvu qu’elle soit aussi sociale que civile et démocratique, avec le président Marzouki nous serons la République.

Blog de l’auteure : ''Alternatives Citoyennes’’.

*- Les intertitres sont de la rédaction.