«Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent», disait André Gide. Les jeunes Tunisiens, qui suivent les prédicateurs islamistes extrémistes, feraient mieux de suivre cette maxime.

Par Rachid Barnat


Qu’est-ce qui conduit les jeunes, mais aussi les moins jeunes, vers l’islamisme ? Autrement dit pourquoi certains passent de la pratique d’un islam modéré, apaisé et ouvert, à un islam de combat, intolérant et n’hésitant pas à user de la violence ?

Ce qui est étonnant c’est que les jeunes qui ont déclenché la Révolution tunisienne n’étaient ni encadrés ni mus par aucune doctrine qu’elle soit politique ou religieuse, puisque leurs revendications étaient d’un tout ordre : liberté, dignité et travail !

La question n’est pas nouvelle puisqu’elle date de l’origine du salafisme mais elle a pris un intérêt particulier depuis qu’à l’étonnement général des Tunisiens, de plus en plus de jeunes adhèrent à cette forme d’islam. Ce regain d’intérêt a été constaté depuis le retour de Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahdha, de son exil londonien.


Les femmes aussi sont attirées par les sirènes salafistes.

La réflexion sur l’évolution d’une certaine jeunesse tunisienne mène vers une analyse plus globale de ce phénomène, la Tunisie n’étant qu’un exemple d’un mouvement beaucoup plus général, qui touche d’autres pays ayant «dégagé» leur tyran, ou qui sont en train de le faire.

Un essai vient de paraître sous la plume de Bourseiller, ‘‘L’extrémisme’’ (Cnrs Editions 2012), non pas consacré à l’islamisme mais à tous les extrémismes, et il est assez éclairant sur la psychologie de toutes ces personnes qui tombent dans l’extrémisme.

L’acculturation religieuse du système éducatif

C’est ainsi que cet auteur montre bien que «l’entrée dans l’extrémisme est l’effet d’un caractère, le propre d’une personnalité mécontente, manichéenne. Des vitupérateurs projettent leur propre misère sur le monde et luttent en faisant du moralisme leur instrument privilégié». Il ajoute : «L’extrémiste fuit comme la peste l’ambiguïté, l’incertitude, l’ambivalence. Il est rempli de certitudes transmises par ses chefs et a besoin d’un chef spirituel qui le rassure et lui permette de légitimer, voire de rationaliser les pires violences».

Ces observations valent évidemment pour les islamistes radicaux et d’abord le fait qu’il s’agisse de personnes mécontentes de leur sort.

Il est indéniable que les générations Ben Ali souffrent d’un manque de culture générale et plus particulièrement d’éducation civique et religieuse, deux matières négligées par l’ex-président quand il a détruit un système scolaire mis en place par son prédécesseur, qui avait pourtant donné d’excellents résultats en produisant une élite de qualité pour le pays. On se demande pourquoi ?


Manifestation de salafistes à Tunis.

Etait-ce parce que Ben Ali était complexé lui-même de n’avoir pas fait d’études supérieures puisqu’il était, comme disent les Tunisiens, d’un niveau «bac moins trois» ? Ou était-ce par calcul, car un peuple moins lettré est un peuple plus docile, pensait-il?

Malheureusement, les Tunisiens paient l’acculturation religieuse du système éducatif mis en place par Ben Ali.

La crise économique et ses répercutions sur le chômage des jeunes diplômés, le système policier mis en place pour contrôler toute protestation ou contestation… ont fait que les Tunisiens ne voyant aucun salut du côté du régime de Ben Ali, beaucoup se sont retournés vers la religion pour y trouver consolation.

Les prosélytismes télévisuels wahhabite et chiite

Cela tombait bien pour les chaînes satellitaires arabophones d’Arabie, du Golfe et d’Iran qui se sont multipliées depuis les années 90, dans un but bien précis : faire du prosélytisme au wahhabisme pour les uns et au chiisme pour les autres.

Ces jeunes, avec toutes les offres paraboliques qui ignorent les frontières, ne savent plus où donner de la tête pour puiser une identité religieuse qui a été négligée dans leur cursus scolaire.

Certains feront du syncrétisme en piochant dans toutes les obédiences dont les abreuvent les émissions religieuses paraboliques, au point de confondre malékisme et wahhabisme, ou pire, sunnisme et chiisme.

Les producteurs des émissions religieuses ne négligent aucun aspect qui pourrait contribuer au succès de leurs émissions: que ce soit par le choix du présentateur, de l’imam ou du cheikh de service autoproclamés mais que la «starisation» rend incontournables, du prédicateur et de son pouvoir persuasif.

Les réalisateurs de ces émissions religieuses à succès multiplient les «effets» pour toucher davantage de téléspectateurs: sonore, musical, lumière… tout est mis en scène pour séduire le plus grand nombre. Certains choisissent même les animateurs, imams et cheikhs, pour leur physique auquel les femmes seraient sensibles.

Les âmes sensibles tombent dans le panneau des mises en scène et des images spectaculaires qui sont souvent impressionnantes, plus particulièrement celles des émissions chiites, jusqu’à accepter l’«injonction du licite et de l’illicite » que toutes ces chaînes TV, toutes obédiences confondues, programment à longueur de journée !


Qu'est-ce qui attire les jeunes dans l'extrémisme religieux

Les prédicateurs, à l’instar des chanteurs en vogue, débutent leur «carrière» dans leurs villages et l’engouement du petit peuple pour leurs prêches fait leur popularité. Les riches des villes voisines les repèrent et les invitent à « officier » dans le privé parmi les leurs. Le succès aidant, à leur tour les rois et les émirs pour les sunnites ou les chefs religieux pour les chiites, les recrutent en mettant le prix. Leur «starisation» aidant, ils se vendront au plus offrant, cela va de soi.  Mais très vite ils deviennent les porte-paroles de leurs bienfaiteurs, et au besoin leur feront des «fatwa» (loi religieuse) sur mesure.

Etouffer dans l’œuf toute velléité de démocratie

Ainsi la machine est bien rodée pour diffuser le wahhabisme des uns et le chiisme des autres pour endoctriner les peuples en crise.

Ce qui est le cas de la Tunisie en phase post révolutionnaire propice pour les récupérateurs des révolutions de tous bords. Ce que les monarques d’Arabie et du Golfe en général ont bien compris pour étouffer dans l’œuf toute velléité de démocratie, qui pourrait par contagion inciter leur peuple à les «dégager» à leur tour. Faut-il rappeler ce qu’il est advenu de la révolte des Bahreïnis et des Yéménites qui sont rentrés dans les rangs par l’unique volonté du roi d’Arabie ? Et les tentatives de l’émir du Qatar de «régler» son sort à la révolte des Syriens à leur détriment? Sans parler de ses tentatives de contrôler celle des Tunisiens.

En effet, ignorant tout de l’obédience traditionnelle de leurs parents et grands-parents et en recherche d’identité à laquelle s’accrocher dans un monde où ils ne trouvent plus leur place, beaucoup se laissent séduire par ces émissions où ils finissent par tout confondre faute de bagage intellectuel et d’une formation ne serait-ce que sommaire de l’histoire de leur religion.

Ce qui en fait des proies faciles pour une invasion par les paraboles par les deux chefs de file du sunnisme et du chiisme que sont l’Arabie et l’Iran ! Mais aussi du Qatar qui veut se faire une place entre ses deux voisins géants et gênants mais toujours menaçants pour lui et pour son tout petit pays pas plus grand que la Corse.

Sur facebook circulent de plus en plus de vidéo que des jeunes mettent sur leur page souvent avec des commentaires élogieux, admiratifs de l’éloquence d’un cheikh ou du trémolo que mettent certains imams chiites dans leur voix, parce que certains prédicateurs, maîtrisant l’art de la diction et de la psalmodie du coran, les émeuvent au point de les subjuguer.

Les chaînes TV chiites, proposent même des reportages où la pratique chiite répandue en Iran mais aussi parmi les peuplades chiites d'autres pays, reste toujours « spectaculaire », dramaturgique et bouleversante pour des âmes sensibles qui y voient l’exercice de la « vraie » foi. Comme elles organisent aussi des concours à l'instar de "Star Ac" pour repérer les plus belles voix et les meilleurs « réciteurs » du Coran conformément aux règles de la psalmodie. Alors que ces pratiques religieuses relèvent plus du spectacle que de la foi.

Ce qui choque énormément les malékites puisque l'ostentation dans la foi est considérée comme une hypocrisie, Dieu étant seul juge de leur foi!

Les chaînes TV chiites proposent même des reportages où la pratique chiite répandue en Iran, mais aussi parmi les populations chiites d’autres pays, reste toujours «spectaculaire» et bouleversante pour des âmes sensibles qui y voient l’exercice de la «vraie» foi. Alors que ces pratiques religieuses relèvent plus du spectacle que de la foi.

Pour cela il y a tout un art de mise en scène de l’expression de la foi. Le premier étant dans les psalmodies du Coran ; puis dans celui de la narration de l’histoire de la famille du prophète et plus particulièrement celui de l’assassinat de ses deux petits fils Al Hassen et Al Hussein, où l’hystérie collective incite certains à l’auto-flagellation accompagnée par des lamentations pour pleurer leurs saints!

Les imams psalmodient en effet avec maestria les oraisons funèbres, avec des trémolos dans la voix, voire avec une voix larmoyante et parfois la larme à l’œil pour redire leur tristesse et leur deuil d’Al Hassan et d’Al Hussein comme s’ils venaient de les perdre la veille... sauf que c’est un deuil qui dure depuis des siècles ! C’est le lamento de Kerbala !

La mise en spectacle de la foi

Si les sunnites d’Arabie et du Golfe, et à leur tête les Ibn Saoud, qui se considèrent les chefs de file du sunnisme, riches de leurs pétrodollars, font du prosélytisme wahhabite à travers la multitude de chaînes de TV et d’émissions religieuses qu’ils ont mises en place dans les années 90, les chiites ne sont pas en reste puisque l’Iran, chef de file du schisme de la communauté musulmane après le décès du prophète Mohamed, finance lui aussi grâce à ses pétrodollars des chaînes de TV qui ont, elles aussi, une multitude d’émissions religieuses dont certaines sont consacrées à l’art de la mise en spectacle de la foi et à l’art de la récitation pour «bouleverser» l’auditeur et l’émouvoir jusqu’aux larme s! Il suffit de voir tout le cirque que font les imams chiites qui «animent» les pèlerinages ou qui dirigent de telles cérémonies comme la plus spectaculaire d’entre elles, l’Achoura, fête des morts par excellence, qui sera l’occasion d’hystérie collective et d’auto-flagellations insoutenables où les pratiquants se tapant la tête, la poitrine et le dos finissent par se couvrir de sang.

Qui de sensé peut comprendre et croire ces hypocrisies de mise en spectacle de la foi ?!

Mais malheureusement la machine à «endoctrinement des masses» est bien maîtrisée par les tenants du wahhabisme (Arabie et Qatar), comme celui du chiisme (Iran et ses affiliés tels que la Syrie, le Liban, la Palestine…) ! Quand on sait les dégâts qu’a causés le communisme parmi les peuples qui l’ont subi et auquel ils ont souvent été «convertis» de force, l’islamisme sera pire encore, puisqu’il joue du sacré auquel les masses populaires sont sensibles, pour s’imposer et imposer cette idéologie plus sournoise pour ne pas dire hypocrite quand elle instrumentalise la religion à des fins purement politiciennes ! Ce n’est pas pour rien que la religion a été souvent décrite comme étant l’opium des peuples. Son effet sur des personnalités socialement mécontentes de leur sort, souvent incultes, fait que les mythes fondateurs du salafisme vont, en effet, avoir un attrait évident.

Les deux grands mythes du salafisme

Selon l’analyse récente parue dans l’ouvrage de Samir Anghar : ‘‘Le salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident’’ (éd. Michalon, Paris 2012), le premier mythe est celui qui se fonde sur l’idée que les musulmans auraient connu un âge d’or et auraient constitué une très grande civilisation (ce qui est vrai). Selon le mythe salafiste si l’on revient à la pratique de cette époque (moyen-âge), les musulmans connaitront de nouveau la grandeur qu’ils ont perdue parce qu’ils n’ont pas respecté l’islam de ce temps. Voilà pourquoi les salafistes veulent revenir à un islam codifié au moyen-âge. C’est une idée totalement absurde.

Le deuxième mythe dont se nourrit le salafisme et qui est partagé par les jeunes mal intégrés dans la société, c’est le complot de l’Occident contre l’islam.

Il est vrai que cet aspect peut s’adosser à quelques réalités dans les pays occidentaux où les jeunes musulmans vivent une forme d’exclusion mais l’idée vaut aussi pour tous les pays musulmans dont le retard économique, social et politique est mis par les dirigeants sur le compte de l’Occident !

Ces analyses sont totalement erronées mais pour le comprendre encore faudrait-il avoir à faire à des gens instruits et capables de raisonner ce qui n’est malheureusement pas le cas des masses et c’est sur cela que les dirigeants islamistes jouent avec démagogie en faisant du populisme.

La seule solution est la pédagogie encore et encore, chacun à son niveau, avec ses arguments pour démontrer la fausseté des thèses extrémistes.

Les Tunisiens sauront-ils retrouver la lucidité et le courage de leurs ancêtres qui ont chassé les Fatimides de la Tunisie et avec eux le chiisme qui heurtait leur volonté farouche de rester libres ? Faut-il le rappeler, s’ils ont fini par adopter le malékisme c’est parce que cette obédience correspond mieux à leur besoin farouche de liberté puisqu’il n’y a pas d’intercesseur entre le croyant et son créateur, contrairement au chiisme où un clergé hiérarchisé régente la société dans tous les domaines et surtout c’est une obédience d’ouverture et de tolérance et qui réfute l’ostentation dans la foi qu'elle assimile à l’hypocrisie!

Les Tunisiens sauront-ils aussi retrouver la sagesse d’un bey husseinite du début du XIXe siècle qui, après concertation des oulémas de la Zitouna, la grande université théologique d’Afrique du Nord, a répondu par la négative à l’appel de l’imam Abdel Wahhab qui voulait répandre le wahhabisme dans le Grand Maghreb ? Les oulémas l’ayant mis en garde contre cette doctrine jugée trop dangereuse pour la Tunisie et contraire à leur identité, le bey dira en guise de conclusion que l’imam Abdel Wahhab n’a rien à apprendre aux Tunisiens !

Mais voilà, deux siècles après, le wahhabisme revient en force, facilité par Ghannouchi et ses hommes, qui veulent importer le modèle sociétal et religieux de leurs amis qataris et saoudiens, en livrant la Tunisie aux prédicateurs en vogue dans ces pays !

Y aura-t-il des imams zitouniens assez courageux pour dire stop à la vague de wahhabisation de la société tunisienne par les pétro monarques dont Ghannouchi et ses hommes se rendent complices pour des raisons purement politiciennes, mus égoïstement par leurs propres intérêts et peu soucieux en réalité de l’identité des Tunisiens et de leur indépendance ?

 

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