Khadija Katja Wöhler-Khalfallah* écrit – Il s’agit aujourd’hui de réconcilier les fractions et de réunir l’inséparable pour repousser le pire : l’absolutisme à la saoudienne.


Déjà bien avant de prendre connaissance des résultats du vote du 23 octobre, l’observateur attentif de la scène culturelle tunisienne pouvait remarquer une opposition croissante entre soi-disant modernistes ou laïques et traditionalistes ou religieux.

Le clivage entre modernistes et traditionalistes

Est-ce que ce clivage est vraiment insurmontable et est-ce qu’il est vraiment du au soi-disant fait qu’une perception occidentale de la vie – accentuant l’émancipation politique et sociale, appréciant un esprit critique, se perchant sur la propre responsabilité et rejetant l’oppression – et une soi-disant perception orientale de la vie soient catégoriquement incompatibles ? Avons-nous vraiment eu connaissance de la multiplicité des idées du temps des lumières européennes en Tunisie et avons-nous vraiment eu connaissance de notre propre histoire pour pouvoir en profiter de manière constructive et critique afin d’aboutir à une synthèse qui nous est propre ? Est-ce que ce clivage, qui mène assez souvent son combat au sein de chacun de nous, n’est-il pas plutôt du aux miettes qu’on nous a jetées au bout des pieds et dont on avait à nous contenter ?

Avec le protectorat français, un système scolaire français a été introduit parallèlement au système scolaire tunisien prévalant depuis des siècles. L’esprit diffusé dans ses institutions était sans doute trempé dans un sentiment de supériorité darwinienne d’un peuple colonisateur vis-à-vis d’un autre perçu comme inférieur puisque mis sous tutelle. La France de ces temps là était loin de l’idéal de sa propre révolution et il lui fallait encore bien d’évolutions pour aboutir à l’idée que l’égalité entre les hommes est à concevoir universellement.

L’administration beylicale tunisienne, de son côté, soit par fléchissement devant les ulémas de l’époque ou par manque d’intérêt, ne s’est pas souciée de réformer le système tunisien conservé depuis le moyen-âge (à part peut être quelques institutions exclusives dont ne profitait qu’une petite élite).

À la suite de la colonisation c’était le mérite incontesté de Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie, d’avoir conséquemment entrepris d’unifier les institutions d’enseignement public et de les rendre accessibles à tous les Tunisiens en part égale. Et cela n’était pas du tout évident. Il suffit de tourner le regard vers l’Algérie, l’Égypte, la Turquie laïque, et jusqu’au Pakistan et au-delà pour remarquer que les gouvernements de ces pays n’ont pas réussi à garantir aux citoyens une éducation de haut niveau. Ce qui a mené d’un côté à agréger un clivage au sein de la population de plus en plus profond. Pire encore : ce sont les futurs ulémas qui continuaient à passer par une branche qui a résisté depuis le Moyen âge à des reformes considérables et qui a été préservée parallèlement, à côté d’une branche séculaire, elle aussi souvent plutôt mal que bien adaptée aux nécessités d’un monde sophistiqué et moderne. C’est, sans aucun doute, le mérite de Bourguiba qu’un tel dérapage extrême a été épargné aux Tunisiens.

Le libérateur et éducateur du peuple

Malheureusement, Bourguiba un diplômé de la branche française coloniale d’éducation, était lui-même tombé sous l’emprise absolue de l’esprit du temps français, et plein de mépris pour la véritable culture tunisienne. Dès le début, Bourguiba commençait à se considérer comme un grand éducateur du peuple. Dans ses discours journaliers, il s’était donné la tâche de moderniser le peuple et surtout de bien lui rappeler à qui il devait l’indépendance du pays.

Malheureusement, cette tentative s’épuisait généralement dans des petits coups de griffes contre les coutumes des petits gens et des provocations quelconques – boire un verre de jus d’orange à la télévision durant le mois de ramadan ou retirer sans mise en garde le voile de la tête d’une passante. Un état d’esprit présomptueux qui a fini par être adopté par une soi-disant élite qui aurait beaucoup donné pour effacer son appartenance au cercle culturel nord-africain-musulman et qui n’avait pour le simple citoyen que du dédain, au lieu de tout entreprendre pour l’aider à améliorer sa situation sociale.

Une «république» à parti unique

Sur ces entrefaites, la démocratie que Bourguiba prétendait introduire en proclamant en 1957 une «république» ne le sera que par le nom. La scène politique, écrasée sous ce dictat des circonstances, était complétement désertée dans ces premières années après l’indépendance. La plupart des compagnons de route de Bourguiba aussi bien que ses adversaires avaient disparu au bon moment, le seul qui aurait pu encore croiser ses ambitions était Salah Ben Youssef, qu’il s’est empressé de laisser liquider en 1961 et il ne s’est même pas donné la peine de le cacher.

Pour légitimer sa «république» à parti unique, Bourguiba laissait savoir qu’avant d’introduire une vraie démocratie, le peuple tunisien devait apprendre tout d’abord ce qu’était la démocratie. Mais, en fait, en révisant les matières d’enseignement de l’époque, on doit constater un très haut niveau en sciences naturelles ou sciences techniques et même en grammaire, mais un niveau médiocre en sciences humaines, notamment en lettres, histoire et politique.

Pour ce qui est de l’histoire des autres peuples, les grandes révolutions n’ont jamais été traitées profondément, ni les problèmes sociaux des peuples à travers le monde. Pour aider à l’émancipation des futures générations, il aurait été indispensable de discuter les différents systèmes d’Etats, de l’absolutisme jusqu’aux premières lueurs de la démocratie. Il aurait était indispensable de retracer les circonstances qui ont aidé le génie humain à trouver des mécanismes pour contraindre des monarques, puis des chefs d’Etat, à ne pas abuser du pouvoir et à les empêcher de détourner le bien publique. Et en fin de compte, il aurait été indispensable de traiter les guerres de religions, les injustices impériales, les méfaits du fascisme en Allemagne, en Italie et en Espagne, du stalinisme en Russie ou du maoïsme en Chine pour finir par analyser les fondements de la démocratie moderne et l’évolution de ses institutions de contrôle au fil des temps. Car le vote de représentant du peuple pour lui seul, la référence à un code moral à lui seul et la laïcité à elle seule ne font pas une démocratie.

Une approche idéalisée de l’histoire

Pour ce qui est de notre histoire, elle a été idéalisée à un degré ingénu presque embarrassant. Sans doute en réaction aux humiliations coloniales et aux allégations selon lesquelles l’homme musulman est incapable de se développer, nous ne nous sommes pas mis à apprendre avec ardeur notre histoire authentique pour en tirer de la fierté des séquences constructives et des leçons des séquences plutôt négatives, mais nous avons commencé à idéaliser et à retoucher les moments douteux, ce qui nous a empêchés de développer un esprit critique et à aboutir à la conclusion que si l’on veut un Etat de droit, il est notre devoir, à nous et à nous seules, les humains, de développer des mécanismes bien terrestres aptes à réaliser un tel état politique et social et à le défendre sans cesse contre toute tentative de détournement. Mais pour comble de malheur, et dans la poursuite du même but de retarder l’émancipation de peuples qui vivent sous une dictature et qu’on veut y garder, on nous a empêchés de prendre connaissance des réformateurs et penseurs musulmans qui se sont adonnés à un esprit critique.

En même temps, la Zitouna avait été réduite à une faculté liée à l’université de Tunis, au lieu d’encourager l’établissement d’un islam reformé, ce qui aurait permis d’introduire une série de matières nouvelles en phase avec la civilisation moderne. Dont les théories d’État, l’histoire critique de la nation et l’histoire critique d’autres peuples, les sciences sociales, etc. Cela ne serait que conséquent, car tant que les hommes de religion se donnent le droit de parler de la conduite de l’État et de la justice sociale, ils auront à prendre connaissance de l’état de la recherche la plus évoluée dans ces domaines.

Finalement, ce qui a causé le creusé profond entre les Tunisiens, et parfois même semé une dualité apparemment irréconciliable en chacun de nous-mêmes, c’est une éducation contrôlée et démunie de substance. Sans parler des méthodes d’enseignement qui n’encourageaient pas l’initiative personnelle, l’amour du savoir, l’intérêt à la recherche scientifique et le questionnement des choses. Sans parler de tout ceux qui ont été exclus de ce système, parce que leurs parents ne pouvaient pas leurs prêter assistance, et la soi-disant élite orientée vers l’Europe ne s’en est pas préoccupée. Quelle surprise a saisi les Tunisiens à la suite des élections en se rendant compte que deux millions de Tunisiens sont encore analphabètes ! C’est quand même le cinquième de la population.

Jouer l’islamisme contre le communisme

Plus tard, quand le communisme commençait à se propager dans les universités, ce même Bourguiba, laïque jusqu’à la pointe de ses ongles, et profond admirateur d’Auguste Comte, a commencé par encourager la création de l’Association pour la Sauvegarde du Coran, espérant établir un contrepoids à ces marxistes qu’il craignait intellectuellement bien plus que ces «pauvres arriérés». Mais la religion, qui avait commencé à remplir le vide, suite à la marginalisation de la Zitouna, c’était un islam militant, celui des Frères musulmans égyptiens, qui se sont inspirés de la secte wahhabite de l’Arabie Saoudite. Mais quoi qu’on puisse dire sur ces islamistes aujourd’hui, et sans laisser de doute sur la nécessité de démystifier cette mouvance par la simple et seule force de l’argument, leurs adeptes furent, à un moment donné, les seuls à prendre en charge des gens démunis.

C’est à notre génération que revient maintenant l’immense tâche de réconcilier les fractions et de réunir l’inséparable (les leçons déduites de notre tradition locale avec celle déduites des expériences du monde tout entier et dont nous faisons partie) en trouvant un langage sincère pour repousser le pire, car un grand nombre de ceux qui vont rédiger notre constitution sont la proie d’idéologies qui ne sont qu’à première vue sociale, mais à deuxième vue, elles favorisent l’absolutisme à la saoudienne, et le pouvoir de disposer de la femme en plein gré et de la réduire à l’esclave de l’homme. Et tout cela au nom d’une soi-disant morale divine.

Reste à espérer que ceux qui prétendent représenter la démocratie laïque ne poursuivent pas eux aussi des fins plutôt personnelles. À la longue, il n’y a d'autre moyen qu’une profonde réforme du système d’enseignement pour enfin se débarrasser du carcan qui nous étouffe et qui nous empêche de nous redresser, tâche qui devient de plus en plus difficile car pour les fondamentalistes, le savoir critique et questionnant est illicite.

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