A propos de la vague de froid qui frappe actuellement la Tunisie : l’aide et la chaleur humaine que des Tunisiens apportent à d’autres Tunisiens sont touchantes, mais cela ne doit pas effacer les injustices d’hier et les incapacités d'aujourd’hui.

Par Habib Ayeb*


 

Exceptionnellement, la neige a décidé de s’étaler sur une large partie de la Tunisie allant jusqu’à couvrir une partie du désert, sans oublier les régions de plus hautes altitudes du nord et de l’ouest du pays qui connaissent régulièrement des hivers particulièrement rigoureux et froids.

Toujours les mêmes qui subissent

Des photos, dont certaines très belles, ont fixé pour la mémoire collective cet exceptionnel épisode neigeux. Face à cette vague de froid, beaucoup de Tunisiens se sont mobilisés pour venir en aide aux populations touchées et leur apporter un peu de réconfort et de chaleur. Couvertures, nourritures et sourires sont acheminés vers ces populations.


Ain Draham sous la neige. Photo Thameur Belguith

Ceci n’est guère surprenant pour celui ou celle qui a vu la mobilisation massive des Tunisiens pour secourir les dizaines de milliers de réfugiés de toutes nationalités qui ont traversé les frontières libyenne, fuyant les affrontements militaires au début des évènements en Libye qui ont mis fin à la dictature de Kadhafi.

Mais une fois les belles images tournées et classées dans les albums ou la mémoire, il reste une question de fond : pourquoi ce sont toujours les mêmes qui subissent les effets dramatiques des évènements météorologiques ?

En effet, qu’il s’agisse de la neige et du froid aujourd’hui, des grandes canicules ou des inondations, ce sont toujours les mêmes cartes des conséquences sur les hommes et les biens qui apparaissent. Alors est-ce le destin, ou une malédiction ? Non, rien de tel... Il suffit de regarder de plus près pour découvrir la misère sous la neige.

Certes, les phénomènes climatiques ne ciblent pas les victimes potentielles de leurs changements. Ce qui explique que la neige ou la pluie touchent régulièrement ou ponctuellement des régions ou d’autres, relève de phénomènes complexes totalement indépendants des humeurs, des espérances ou des peurs des uns ou des autres. Mais si le ciel décide «seul» des territoires et espaces touchés par ses propres sautes d’humeurs, on ne peut l’accuser de choisir des personnes ou des catégories sociales précises. Pourtant dès lors qu’on parle de victimes, on parle forcément de coupables. Qui sont les victimes ? Qui ou que sont les responsables ?


Beni Mtir, près de Aïn Draham sous son manteau de neige

Les victimes

A titre individuel, toute personne peut se trouver un jour victime d’un phénomène climatique donné par le simple fait d’être au mauvais moment et au mauvais endroit. Par contre, cette probabilité fonctionne beaucoup moins bien quand il s’agit d’un groupe et plus le groupe est large plus la probabilité de l’accident devient faible. On parle alors de quelque chose de beaucoup plus structurel et parfois même systématique. Si la richesse ou le pouvoir d’une personne ne la protègent pas systématiquement de l’accident, y compris climatique, la pauvreté, le dénuement et l’exclusion aggravent plus ou moins lourdement son exposition aux risques naturels.

Pour emprunter et adapter une formule bien connue : face aux évènements climatiques brutaux, il vaut mieux être riche, en bonne santé et proche des services de secours, que pauvre, malade et isolé... Il vaut mieux être de Sidi Bou Saïd ou de La Marsa que de Sidi Bouzid, de Thala ou de Aïn Draham.

Soulevez la couche de neige et vous trouverez, des personnes démunies, pauvres, marginalisées, oubliées, manquant de chauffage, de revenus sécurisés, de nourritures saines, de soins médicaux et éloignées des infrastructures et des services publics. Ce sont les mêmes victimes qu’on retrouve lors des inondations et des pics de chaleur. Pourquoi ?

La pauvreté n’est pas inhérente au comportement d’une personne, elle est le produit mécanique de modèles de développement qui se définissent, s’élaborent et s’exécutent sur les simples critères globaux de croissance, de productivité et de rentabilité économique et qui ignorent les conditions humaines, l’intégration sociale, la protection de l’environnement et... la justice sociale, le développement local et les inégalités régionales.


Le Kef grelotte. Photo Forums.infoclimat.fr

A l’intérieur de nos frontières, il existe au moins deux Tunisie. Celle où s’accumulent les richesses, les investissements, les infrastructures, les emplois, les services... et donc le développement avec des revenus globalement acceptables sinon élevés, et celle qui manque de tout ou presque. C’est aussi cette carte que dessinent les souffrances et les conséquences des aléas climatiques dont souffre régulièrement une large partie de nos concitoyens. La ligne de frontière entre les deux Tunisie est la même qui sépare la beauté des photos et les tristes réalités humaines.

Pendant plus de cinquante années aujourd’hui, les gouvernements successifs se sont ingéniés, volontairement ou non, à concentrer leurs efforts sur le nord et le Sahel, laissant toute une partie du pays et de la population dans un sous-développement structurel et une marginalisation sociale et économique désastreuse.

Des régions entières sont au pire totalement oubliées et au mieux considérées comme des zones d’extraction des ressources «naturelles» et humaines qu’il convient de mobiliser pour renforcer le développement des régions privilégiées : les minerais, l’eau, le pétrole, le gaz... sont systématiquement recherchés, extraits et envoyés par trains, camions et canalisations vers le nord et le Sahel.

Ainsi ces régions marginalisées sont devenus des espaces d'exploitation et d’émigration et jusqu’à récemment d’exode rural. Dans les régions privilégiées frappées elles aussi par les événements climatiques, ce sont d’abord les populations des quartiers pauvres et populaires, des bidonvilles et des villages isolés qui souffrent.


L'Ong Thala Solidaire ; aide pour les familles nécessiteuses surprises par le grand froid

Les responsables

C’est donc clairement et en premier lieu un problème de développement, d’injustices sociales et d’inégalités régionales que la vague de froid qui touche plusieurs régions du pays est venue rappeler en accentuant le contraste entre le blanc de la neige et le noir de la misère.

Le soutien, l’aide et la chaleur humaine que des Tunisiens apportent à d’autres Tunisiens sont humainement touchants, mais cela ne doit pas effacer les injustices d’hier ni camoufler les incapacités d'aujourd'hui. L'action humanitaire a le mérite d'exister pour soulager des souffrances et garder en nous le sens de l'humain. Mais la réponse à la situation actuelle accidentelle et structurelle est d’abord du devoir et du pouvoir de l’Etat et de ceux qui en ont la charge.

Cette responsabilité incombe d’autant plus aux décideurs actuels qui ont voulu et se sont battus pour être aux commandes et y sont arrivés grâce aux milliers de voix «récoltées», notamment dans les régions aujourd’hui touchées par les conséquences dramatiques du froid.

Plus largement, notre responsabilité et notre dette politique collective sont d’autant plus grandes que ce sont ces mêmes régions qui nous ont apporté la révolution du 17 décembre 2010. Pensez aux grèves des zones minières de 2008. Pensez à Mohamed Bouazizi. Pensez à tous les mouvements de contestations et de résistances contre la dictature, quand beaucoup, dont je fais partie, se sont contentés de trouver des tactiques et des stratégies de contournement de l’ordre établi.

Dans l’urgence, l’humanitaire est nécessaire et ne peut que grandir celles et ceux qui le font et l’assument souvent à titre bénévole et volontaire. Mais l’humanitaire ne peut en aucune manière remplacer le politique et ne peut se substituer à une politique volontariste assumée par l’Etat pour réduire les inégalités, réparer les injustices et rééquilibrer les déséquilibres créés par les mauvais modèles de développement. Pour faire en sorte que les mêmes populations ne continuent pas de subir régulièrement les excès de la nature, l’Etat se doit de redéfinir et de «signer» un nouveau contrat social et économique avec l’ensemble de la société, sans favoritisme, sans calculs politiciens et surtout sans oublier le passé. Ce grand défi doit d’abord s’articuler autour d’une première urgence : casser les cycles, les mécanismes et les dynamiques d’appauvrissement, d’exclusion et de marginalisation.

Le développement social et écologique d’abord

Toute économie, relativement bien encadrée, peut enregistrer de grands résultats macro-économiques et des taux de croissances élevés. Les exemples dans le monde ne manquent pas. Mais des économies capables de réduire la pauvreté, d’améliorer le niveau de vie individuel et collectif, de réduire les dépendances... d’enregistrer des taux élevés de développement social et écologique, on n’en connaît pas beaucoup. D’abord parce que le challenge est plus difficile à relever. Mais aussi parce que le libéralisme économique démocratique ou autoritaire n’intègre pas les notions de justice sociale et de développement social dans sa grille de lecture et d’évaluation de la situation économique d’un pays quelconque.

Nous vivons actuellement dans un processus de globalisation libérale et de libéralisation sauvage des marchés et des économies nationales. Il s’agit en réalité de mécanismes de dépossession au profit du capital national et international qui réduisent la «souveraineté nationale», aggravent les injustices sociales, accélèrent les dynamiques d’appauvrissement et exacerbent les compétitions locales, nationales et internationales sur les ressources bâties sur le processus de dépossession/accumulation.

C’est de la capacité de nos décideurs mais aussi de la société civile de rompre avec le libéralisme dominant et de s’engager fermement dans des politiques de développement social et écologique durables qu’on arrivera ou non à protéger des millions de nos concitoyens des conséquences dramatiques des évènements climatiques exceptionnels.

Si la nouvelle Tunisie s’engage avec force dans cette direction, la misère ne sera certes pas supprimée en 24 heures... mais l’on pourra au moins ressortir les albums et apprécier les photos de la neige sans trop de problèmes de conscience.

* Géographe, Université Paris 8 à Saint Denis-France, Université Américaine du Caire-Egypte.