Nejib Tougourti écrit – Les nouveaux dirigeants sauront-ils faire preuve de patience et de sang-froid et déjouer les multiples pièges et obstacles, mis sur leur chemin par leurs adversaires politiques ?


La révolution suit son chemin, bon gré, mal gré. Le camp de ses partisans a fêté son premier anniversaire et s’est félicité de sa bonne santé, voyant dans l’évolution de la situation politique actuelle une victoire sur l’injustice et un triomphe de la liberté. Ses ennemis, qui regroupent, dans leur noyau dur, un grand nombre des agents de l’ancien régime, sont inconsolables, encore sous le choc, endeuillés par la perte cruelle de leurs nombreux et illégitimes privilèges.

Un répit pour la contre-révolution

Démasqués et mis au banc des accusés, ils continuent, cependant, avec arrogance, de plaider non coupables et refusent de demander pardon. Loin de s’avouer vaincus, ils s’obstinent à opposer une farouche résistance à toute velléité de changement. En fomentant des mouvements de foule dans de nombreuses régions du pays, en incitant des hordes de délinquants au pillage et au vandalisme, en multipliant les rumeurs les plus alarmistes, en couvrant les nouvelles figures politiques, qui ont obtenu la confiance des électeurs, de calomnies et d’insultes, ils visent, sans tenir compte de l’intérêt du pays, à créer une ambiance de désordre et d’absence totale d’autorité, des plus dangereuses et délétères.

La contre révolution semble se préparer à livrer sa dernière et décisive bataille. Des cols blancs, hauts cadres, proches de l’ancien régime, impliqués dans des malversations, des universitaires peu honnêtes qui ont enfreint les règles élémentaires d’éthique et de bonne conduite scientifique, des syndicalistes qui ont agi contre les intérêts des ouvriers qu’ils étaient censés défendre, des hommes politiques, opportunistes à souhait, qui cherchent à vendre leur savoir-faire, au plus offrant, d’anciens membres du parti unique, des affairistes, à la tête de quelques commerces juteux et illicites qu’ils aiment garder, et divers activistes aventuriers, propagandistes professionnels, qui ont infiltré de nombreuses associations et partis et ont parasité les studios des chaines, complices, de télévision, essayent, par tous les moyens, de ralentir ou inverser le cours des évènements et empêcher des réformes urgentes et nécessaires qui permettront la rupture définitive avec le passé et la réalisation des objectifs de la révolution.

Certains ténors de la vieille opposition qui n’ont pas su se démarquer, suffisamment, de l’ancien régime et de ses symboles, ont rejoint, par dépit, après leur retentissante défaite électorale, les ennemis de la révolution.

La contre-révolution a bénéficié d’une année de grâce sous le gouvernement sortant. Elle a profité d’un moment de flottement des forces révolutionnaires, prises de court par la fuite inopinée du dictateur et l’intervention rapide de l’establishment politique, qui a réussi à se préserver, garder l’initiative et imposer un rythme lent et superficiel au processus de transition.

Réforme retardée et ambiance d'insubordination

Le retard accumulé dans la mise en œuvre des réformes nécessaires, aussi bien sociales qu’économiques est, aujourd’hui, à l’origine d’une situation explosive. Des grèves sauvages sont déclenchées dans des secteurs clés d’activité, provoquant des pertes substantielles à l’économie du pays et des pénuries importantes dans des denrées essentielles. Une ambiance d’insubordination civile s’est progressivement installée, dans l’indifférence totale du gouvernement démissionnaire. Les classes pauvres et moyennes, durement frappées par le chômage et l’augmentation importante de la cherté de la vie, sont ses principales victimes.

L’exaspération de la population des régions les plus défavorisées, qui n’a rien vu venir, un an après son soulèvement, est maximale. Elle est habilement exploitée par des forces hostiles à la coalition qui dénoncent, tour à tour, sa soif du pouvoir, son manque d’expérience et le flou de son programme politique et économique. Elles mettent à profit, également, et avec habileté, la méfiance et l’aversion, inspirées par le mouvement islamiste, chez certaines franges, souvent aisées et instruites, de la population.

L’irruption soudaine et la montée au pouvoir, fulgurante, d’un courant politique, longtemps qualifié d’extrémiste par l’ancien régime et sa propagande officielle, a suscité l’hostilité de certains acteurs importants de la scène politique tunisienne.

L’Union générale des travailleurs tunisiens (Ugtt), des associations professionnelles et de la société civile, une partie des forces de sécurité intérieure, l’intelligentsia séculière, des hommes d’affaires et divers organes d’information, ne cachent pas leur ressentiment à l’égard d’un courant politique d’inspiration religieuse, trop envahissant, à leur goût. Ils s’insurgent contre ce qu’ils considèrent comme une usurpation du pouvoir par le parti d’inspiration islamique, accusé d’avoir opéré un véritable coup d’Etat institutionnel, en rompant, brutalement, avec le processus consensuel, qui a prévalu avant les élections, et en se précipitant pour former un gouvernement, présidé par son secrétaire général, où il s’est octroyé les principaux ministères de souveraineté, à l’exception de la défense nationale.

Une sourde lutte pour le pouvoir

En réalité le mouvement a, légitimement, mis à profit sa victoire électorale. Certaines voix, cependant, ont contre toute logique, dénoncé une dictature, islamiste, rampante. Une sourde lutte pour le pouvoir est, en fait, déjà, engagée entre de puissants protagonistes qui cherchent un nouvel équilibre de forces, subitement rompu après la dissolution du parti unique et l’émergence des islamistes. La dispute pour le partage du gâteau du pouvoir risque d’être féroce et sans merci.

Avec la formation du nouveau gouvernement, la révolution a franchi, incontestablement, une étape importante dans le processus de la normalisation de la vie politique. La partie est, cependant, loin d’être gagnée. Une lutte acharnée, entre les nouveaux intervenants politiques, bat son plein, sur un fond d’une crise économique et sociale sans précédent. Le pays semble, par moments, pris en otage, entre de nombreuses parties déterminées à marquer leurs territoires et zones d’influence, par tous les moyens.

Les nouveaux dirigeants sauront-ils garder, jusqu’au bout, leur ton conciliant actuel ; faire preuve de patience et de sang-froid et déjouer les multiples pièges et obstacles, mis sur leur chemin par leurs adversaires politiques ? Resteront-ils respectueux des nouvelles institutions, récemment créées, et agiront-ils pour le renforcement du processus démocratique ? Sauront-ils gagner la confiance et l’adhésion d’une population meurtrie par des conditions de vie de plus en plus difficiles, méfiante, redoutant de faire les frais des querelles politiciennes ?

Il s’agit là d’une condition essentielle pour assurer une ambiance propice à la reprise économique, la création d’emplois et pour la neutralisation des bombes à retardement, que représentent le chômage des jeunes et les inégalités régionales et dont la déflagration risque de mettre en péril l’avenir et l’unité de tout le pays.

La responsabilité historique de la coalition est considérable. Sa marge de manœuvre est très étroite et il ne lui reste que très peu de temps pour pouvoir bénéficier d’un préjugé favorable qu’une majorité silencieuse, séduite par la ferveur révolutionnaire et l’enthousiasme de ses dirigeants, semble, heureusement, encore prête à lui accorder.