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Lotfi Maherzi écrit – En quoi la présence des formations démocratiques d’Ettakatol et du Cpr dans une coalition gouvernementale avec Ennahdha est-elle une erreur politique et une capitulation idéologique ?


Hamadi Jebali prend la direction du gouvernement transitoire au moment où la Tunisie traverse sa pire crise depuis l’indépendance. Une inflation galopante, un chômage de masse, des prix qui flambent, une activité touristique à la limite de la faillite, des disparités abyssales entre les régions, la fuite probable d’investisseurs…

Les islamistes se défausseront sur leurs alliés démocrates

La crise est telle qu’une explosion sociale est prévisible. La tâche est redoutable, l’urgence est là. Les Tunisiens qui ont massivement voté pour Ennahdha et ses promesses incantatoires exigent des améliorations immédiates de leur situation économique et sociale dégradée ; ils veulent de suite que leur quotidien s’améliore.

Dans ce paysage économique précaire, et sur fond d’attentes fortes, les islamistes savent qu’ils ne disposent d’aucun programme crédible autre que des promesses électorales peu opérantes, qu’ils ne pourront pas mener toutes les réformes promises ni répondre aux attentes immédiates de la population et qu’ils ne résoudront pas à eux seuls les problèmes colossaux des Tunisiens comme ils ne pourront pas, à eux seuls, séduire les milieux d’affaire et les investisseurs étrangers.

Sans doctrine économique fiable ni expérience du pouvoir réel et en fins stratèges, ils placent les démocrates en première ligne sur le terrain social et de la contestation, tout en s’octroyant les postes les moins risqués et les plus sucrés du gâteau.

Assurément, ils ne veulent pas partager seuls la responsabilité d’un échec probable ou des mesures que des ministres démocrates vont initier et qui vont tantôt déplaire à leur base, tantôt mécontenter les militants démocrates. Alors, ils préfèrent se défausser, selon leur intérêt politique et électoral, sur les démocrates de service qui seront sur le terrain de la difficile reconstruction et revendication sociale. Pendant ce temps, ils se borneront à labourer avec patience le terrain de la Justice, de l’Intérieur, de l’Education et de bien d’autres secteurs stratégiques, sachant que les élections législatives auront lieu, au plus tard, dans un an.

Risque d’islamisation rampante de la société

Ce qui frappe dans cette alliance, c’est l’incapacité des dirigeants démocrates membres du gouvernement d’union, d’une part à reconnaître le caractère exceptionnellement grave de l’entreprise d’islamisation de la société tunisienne, et d’autre part, à fournir des réponses concrètes pour freiner ce fléau.

Depuis le début de la campagne électorale, une série d’actes de violences attribuée à des islamistes radicaux ainsi qu’une campagne d’islamisation rampante dégradent la démocratie et risquent d’ouvrir la voie à un régime pire que celui de Ben Ali.

Le bon sens nous dit que ces quelques milliers d’islamistes radicaux ne sont pas en capacité de transformer les modes de vie des Tunisiens et leur rapport au religieux. Or, ce risque est loin d’être négligeable. Il est même fortement présent depuis qu’Ennahdha et ses islamistes ont introduit dans leurs discours d’une manière discrète puis décomplexé des références religieuses à connotation wahhabite.

Ainsi, à la crainte de se faire traiter d’impie ou de mécréant, au seul motif de prononcer le mot laïque, s’ajoutent l'intimidation et la peur, l’agression physique et verbale contre les femmes, les insultes aux femmes célibataires, l’évocation d’un sixième califat et ses connotations radicales, l’intimidation voire l’interdiction d’accès aux enceintes universitaires des filles non voilées, la stigmatisation de la langue française et sa pollution, la tentative de brûler une chaine de télévision au seul motif d’avoir diffuser un film iranien jugé blasphématoire et outrageux aux prescriptions coraniques.

Cette volonté de changer la vie des Tunisiens dans un domaine vital à la démocratie, la liberté d’expression et d’opinion, se déroule sur fond d’extension de manifestations symbolique de religiosité. Ainsi, le hijab est devenu l’uniforme féminin par excellence, conseillé sinon imposé par des militants aux aguets. Dans les mosquées, les appels à la prière se font à coups élevés de décibels suivis de prêches virulents qui exigent l’application de la chariaâ, l’interdiction de la vente d’alcool, la sacralisation du vendredi comme jour de repos et le lancement de fatwas contre les festivals de musique qualifiés de sataniques.

Là, nous sommes en pleine entreprise de réislamisation de l’espace sociale et culturel qui montre qu’Ennahdha et particulièrement son courant radical ne céderaient pas et ne pourraient céder sur ce point car il constitue la quintessence de son projet.

Mais cette entreprise soulève, dans le même temps, le problème encore plus important de la cohésion nationale. Ce n’est pas seulement la Tunisie et son identité musulmane qui est en péril, mais également la civilisation et la culture arabo-judéo-musulmane dont elle est porteuse. Sans doute, le vivre-ensemble, élément clé de la vie sociale de la Tunisie, aura désormais un avenir incertain.

Alors, comment mieux avouer que cette deuxième république, célébrée un certain 22 novembre au Palais du Bardo, risque de ne pas être républicaine encore moins démocratique ? Et ce risque a été minimisé par les démocrates au pouvoir aujourd’hui, et ils seront obligés demain, d’assumer leurs responsabilités dans la «fitna» annoncée.

Pour un front d’union nationale

Alors quelles solutions pour s’en sortir ? Il faut d’abord que les démocrates le décident et qu’ils en fassent un enjeu politique d’avenir avec une urgence : se lever ensemble sans calculs ni ambitions politiques pour lancer, avant les prochaines échéances électorales, un front républicain avec une seule liste gagnante d’union nationale. Un front composé de musulmans, de laïques, de femmes, de syndicalistes, de militants sincères et patriotes d’Ennahdha, du Cpr et d’Ettakatol et de tous les autres partis de l’opposition soucieux de défendre la liberté d’expression et de croyance et de respecter et accepter l’alternance du pouvoir. Un front pour dénoncer et combattre tous ceux qui développent le discours de la haine : haine de l’autre, de la femme, du laïque, du musulman, tous ceux qui surfent sur la peur, peur du français et de l’invasion occidentale, de la démocratie, de l’islam. Un front du refus de l’obscurantisme et ses dérives portées par des fanatiques qui, soit armés de l’épée de Dieu, rêvent de renouveler le 6ème califat et de régenter tous les détails de la vie des citoyens, soit aveuglés par une laïcité détournée, heurtent les Tunisiens musulmans dans leur relation légitime avec la foi.

Ne sont-ce pas là les causes qui devraient unir tous les républicains et démocrates pour sauver la jeune démocratie tunisienne et éviter une catastrophe annoncée ?

Lire aussi :
Tunisie. L’erreur politique de la coalition islamo-démocrate (1-2)