Lotfi Maherzi écrit – En quoi la présence des formations démocratiques d’Ettakatol et du Cpr dans une coalition gouvernementale avec Ennahdha est-elle une erreur politique et une capitulation idéologique ?


S’il fallait un premier symbole à la rupture politique et civilisationnelle en cours en Tunisie, c’est bien l’affirmation de la puissance d’Ennahdha qui devient la première formation politique avec une position de force au gouvernement et dans l’Assemblé constituante.

Un tel contrôle des échelons sensibles du pouvoir politique laisse présager une hégémonie plus large et plus perturbante pour la jeune démocratie tunisienne. Dès lors, la présence des formations d’Ettakatol et du Cpr dans le gouvernement transitoire constitue pour de nombreux Tunisiens une erreur politique. Elle s’apparente pour d’autres à une trahison sinon une capitulation idéologique et politique.

Les dirigeants de ces partis avaient, pourtant, toujours proclamé, haut et fort, que jamais, au grand jamais, il n’y aurait d’accord gouvernemental avec Ennahdha et ses islamistes radicaux, si ceux-ci ne renonçaient pas officiellement et dans les faits à leur projet islamiste. C’était une affaire de principe politique et éthique vital.

Or, c’est ce principe irremplaçable de vigilance que ces deux partis viennent de perdre. Ils ont commis l’erreur politique et stratégique d’ignorer les rapports de forces et les capacités de violence de l’islam politique qui a toujours abusé de la démocratie pour conquérir le pouvoir, puis de la violence pour se maintenir. C’est une erreur politique qui risque de coûter cher au processus démocratique tunisien. Comment et pourquoi ?

Des supplétifs et non des partenaires

L’annonce de l’alliance gouvernementale à dominante islamiste a suscité, chez les démocrates tunisiens, colère, inquiétude voire démission. Tous s’interrogent, sur les réseaux sociaux, sur la nature de cette alliance jugée inégale, contre-nature et dangereuse pour l’avenir de la démocratie en Tunisie. Ils ne comprennent pas le sens de ce compromis même provisoire alors qu’il existe une distance abyssale entre les contenus des programmes des démocrates et ceux des islamistes.

Les déclarations, lapsus ou dérapages récents du futur chef du gouvernement et d’autres cadres de son parti n’autorisent aucune osmose idéologique possible. En outre, ces militants rappellent que cet accord a été conclu alors qu’Ennahdha tarde ou traîne à affirmer dans les actes son engagement total et sans réserve pour l’Etat de droit et à se désolidariser avec sa branche extrême.

Enfin, d’autres encore accusent Ettakatol et le Cpr d’avoir affaibli, voire disloqué le front unitaire dans la bataille des prochaines échéances démocrates.

Pour réduire ces inquiétudes, les discours tenus par les «élites» de ces deux partis naviguent entre le désir de relativiser cette alliance en la plaçant sous l’angle de l’intérêt national, celui de contrôler l’action gouvernementale et celui de prendre en compte l’affirmation religieuse et identitaire des Tunisiens. Sur le fond des choses, nul ne peut douter de leur sincérité. Mustapha Ben Jaâfar et Moncef Marzouki ont de tout temps affiché leur détermination à défendre la liberté d’expression et d’opinion. L’un comme l’autre considèrent comme un devoir de préserver ce précieux acquis de la révolution. Mais, même animés des meilleures intentions, les explications avancées pour justifier leur présence dans le gouvernement transitoire sont peu convaincantes et méritent deux commentaires.

Les démocrates marginalisés

Le premier concerne la stratégie de l’entrisme prôné par ces deux partis. Il vaut mieux, disent-ils, être à l’intérieur du gouvernement qu’à l’extérieur pour ne pas laisser le champ libre à Ennahdha.

C’est une tactique naïve et utopique. Ettakatol et le Cpr s’engagent dans cette alliance, dans un rapport de force où ils sont loin d’avoir l’avantage numérique, encore moins la décision politique.

Leur représentation modeste ne leur donne aucune légitimité pour négocier ou exiger une quelconque concession ou condition notamment sur le plan des libertés civiques et d’opinion à un parti hégémonique qui va encore se renforcer avec l’accès aux responsabilités premières.

Dans les faits, cette hégémonie contraint les démocrates à un statut de marginalité. Les ministres qu’ils représentent seront davantage des supplétifs que des partenaires. Ni le président de la République ni celui de l’Assemblée constituante ne peuvent décider ni s’engager dans les dossiers importants, autrement qu’en récitant un discours préparé à l’avance par une direction collégiale dominée par Ennahdha. Et je doute qu’en privé, Ben Jaâfar et Marzouki croient sincèrement que leur présence contribuera à sauvegarder les acquis de la révolution notamment dans le domaine de la liberté d’expression et d’opinion.

Cette impression d’impuissance peut être renforcée – à défaut de mobilisation urgente de l’ensemble de la famille républicaine et démocrates – par la perspective d’une victoire des législatives et présidentielle, à l’issue de laquelle le parti Ennahdha contrôlerait, sans aucun contrepoids des démocrates, tout le pouvoir de la base au sommet : présidence de la République, gouvernement, assemblé nationale, collectivités territoriales.

Et puis, les islamistes savent que leur supériorité sera maintenue grâce notamment à l’impuissance des élites petites bourgeoises et bourgeoises de ces partis à occuper le terrain de la contestation populaire, car incapables de gérer les phénomènes du sacrifice et du volontariat qui les dépasse. Ils savent qu’ils sont incapables, d’ici les prochaines élections, de transformer la mobilisation sociale des citoyens en vraie mobilisation politique capable d’inverser les rapports de force dominants en Tunisie.

Enfin, ils connaissent la nature des rivalités des deux partis associés à l’action gouvernementale. Ils savent qu’ils ne disposent pas d’une culture ou d’une tradition unitaires ni de vision politique et économique commune. Et quand bien même auront-ils cette volonté, il leur manquera toujours la vigueur stratégique de l’union nécessaire pour se maintenir ensemble assez longtemps pour faire la différence.

Les vraies raisons de la défaite démocrate

Le second commentaire des deux partis démocrates est relatif à la prise en compte du besoin de réaffirmation identitaire du peuple tunisien. Cet argument est un raccourci rapide qui occulte les véritables causes de la défaite des démocrates. Il rappelle la posture du mauvais perdant qui préfère répéter des lieux communs entretenus par des médias et intellectuels occidentaux qu’entreprendre un bilan objectif suivi d’explications de leur défaite sévère. Ils commettent une erreur d’analyse et d’interprétation en réduisant cet échec au seul critère identitaire.

Certes, le débat sur l’identité et la question laïque ont été soulevé d’une manière fort maladroite qui a probablement heurté voir détourner de nombreux Tunisiens du vote républicain. Ces derniers fortement attachés à leur foi et sa pratique ont perçu les messages saugrenus sur la laïcité comme une remise en cause de leur identité religieuse.

Mais l’élément identitaire n’est pas la seule explication de la victoire des islamistes. Si ces derniers ont gagné confortablement les élections du 23 octobre c’est parce qu’ils étaient unis en dépit des sensibilités hétérogènes qui les traversent, alors que les démocrates ont été incapables de taire leurs divisions et d’oublier règlements de compte et autres batailles d’égos. Cette dispersion suicidaire a largement contribué à consolider la position hégémonique d’Ennahdha.

Ils ont également gagné, parce qu’ils étaient organisés et disposaient d’un réseau militant présent sur le terrain social, proche des Tunisiens pauvres ou victimes des soubresauts de la révolution, proche également des Tunisiens en colère contre l’Etat et les partis démocrates inaudibles. Des partis prisonniers de programmes libéraux sectaires, peu imaginatifs, si frileux et peut-être même si ignorants des vraies souffrances des Tunisiens. C’est pour cela que la majorité des Tunisiens qui souffrent ont donné massivement leur voix à ceux qu’ils estiment les plus proches de leurs aspirations.

Enfin, ils ont gagné parce qu’ils ont investi les mosquées, placé leurs imams convertis en porte-voix du discours islamiste dans l’indifférence bienveillante des autorités tunisiennes provisoires et l’indifférence coupables des démocrates. Plombés par leur certitude laïque, loin de la majorité des Tunisiens musulmans, ils n’avaient en réalité rien à dire, faire ou proposer dans ces territoires sacrés, éloignés et rarement visités. Et s’il y a eu tardivement un timide élan, il n’a été ni décisif, ni même visible.

Les leçons de l’histoire de l’islam politique

Tout dans cette alliance démontre la naïveté ou la crédulité profonde de la stratégie des dirigeants d’Ettakatol et du Cpr qui semblent ignorer le double souci masqué d’Ennahdha : 1- obtenir la caution de partis démocrates, dont la présence précieuse leur procure un certain nombre de gains dont ceux de la posture fréquentable et de l’image respectable et compatible avec la république ; 2- se servir à terme des démocrates comme marchepied à leur conquête politique du pouvoir.

C’est en fait le regard innocent et inexpérimenté, que ces deux partis portent sur Ennahdha, qui semble incompréhensible. Ce tropisme s’explique notamment par l’occultation de l’histoire et le refus de s’appuyer sur les expériences de l’islam politique en Iran, au Soudan, en Algérie et ailleurs.

Dans tous ces pays, les islamistes ont montré comment ils ont confisqué les révolutions, détourné ses idéaux, participé au pouvoir avant de l’accaparer pour le monopoliser. Qui a oublié la révolution iranienne, unanimement saluée à l’époque par les démocrates et la gauche arabes comme un exemple réussi de transition démocratique, confisquée aujourd’hui par des mollahs théocrates qui refusent l’alternance politique et répriment l’opposition démocratique ?

Comment effacer les traces indélébiles de la violence islamiste chez les Algériens et Algériennes, oublier le cycle infernal de cette violence qui a provoqué l’exil de milliers d’universitaires, intellectuels, cadres, médecins et chercheurs ? Comment ne pas rappeler que les pouvoirs en place successifs se sont accommodés, au seul objectif de freiner les mouvements démocrates qui poussaient au changement, avec le dogme wahhabite en mission de «ré-islamisation» ? Dans ce pays martyr, ce n’est pas la démocratie qui a permis aux islamistes naguère militants du Front islamique du salut (Fis) de devenir aujourd’hui une des forces politiques dominantes dans le pays.

Cela s’est fait aussi à la suite d’alliances intéressées et tactiques entre des partis dits démocratiques et les mouvances recyclées du Fis.

Bien sûr, il y a le modèle turc qui prônerait un islam modéré, éclairé et réformiste et qui constitue aujourd’hui la référence d’Ennahdha. Sauf que le Parti de la justice et du développement (Akp) au pouvoir aujourd’hui est cadré par une constitution qui affirme dans son art.2 que «la Turquie est un Etat de droit, démocratique, laïque et social». Mais d’un autre côté, Ennahdha sait que ce parti n’est pas celui d’Atatürk et qu’il est bien loin de l’héritage moderniste de Bourguiba. Il sait également que grâce à son palmarès électoral, l’Akp avance à petit pas dans l’islamisation radicale de la société turque. Sur ce point, comment ne pas penser à Bedri Baykam, le plus célèbre artiste contemporain de Turquie poignardé par des islamistes parce qu’il avait déclaré, à propos des dirigeants de ce parti : «Leur volonté démocratique n’est qu’une façade. Ils vont se servir de la démocratie pour mieux la liquider».

Cette phrase et bien d’autres références gênantes de l’histoire ont été ignorées ou refusées par les élites du Cpr et d’Ettakatol. Ils risquent, dès lors, de contribuer à répéter ces épisodes détestables de l’histoire et d’assumer demain les conséquences de leur erreur politique devant leurs militants qui ont cru faire le bon choix électoral.

A suivre…