Aymen Gharbi écrit – La stratégie des fondamentalistes religieux en Tunisie : au nom des libertés individuelles, combattre les laïques, accusés d’être insultants envers l’islam.


Des salafistes se sont introduits, lundi, dans la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, afin de réclamer trois droits qui leur semblent fondamentaux : que des étudiantes en niqab puissent avoir le droit d’entrée à la faculté, qu’il n’y ait plus de mixité entre les étudiants et enfin qu’un lieu de prière soit ouvert à l’intérieur de la faculté.

Les femmes dans les lieux publics

Les deux premières revendications sont liées à la problématique du rapport entre hommes et femmes dans un lieu public et dans la société en général. Quant au troisième, il touche au rapport avec l’espace religieux dans lequel l’on pratique la prière. Doit-il y en avoir dans les grands établissements ? Si oui, comment les séances de travail ou d’études vont-elles s’organiser ? Selon les différents horaires de prière de la journée?

Ces revendications sont sous-tendues par un large mouvement de réaction contre les abus policiers répressifs commis par le système de Ben Ali contre les signes islamistes dans les lieux publics. Sauf que des contradictions existent dans ces revendications qui veulent s’élever au nom de la liberté et contre la dictature.

Pour ces manifestants, il faut que l’accoutrement de certaines femmes qui ont décidé de se couvrir totalement soit toléré à l’université car tout le monde est libre de porter les habits qu’il veut, où il veut. Ou plus précisément, car nous tomberions dans la caricature si nous nous arrêtons à cette formulation, tout le monde est libre de montrer les signes ostensibles de religiosité musulmane qu’il veut, où il veut.

Cette revendication est énoncée au nom de la liberté et des fameux «acquis» de la révolution : si une femme veut porter le niqab, on la laisse faire car il n’y a que la dictature qui pratique ce genre d’interdiction. Ben Ali allant même jusqu’à interdire le voile chez les femmes et la barbe chez les hommes. Sauf que les salafistes ne tolèrent pas certains habits et peuvent en arriver jusqu’à la violence avec des femmes qui ne portent pas les vêtements qui leur semblent convenables ou «hindam mohtacham».

Liberté d’expression et loi religieuse

La deuxième revendication, quant à elle, est injonctive, c’est-à-dire qu’elle impose un certain type de comportement à tous les étudiants de l’université : étudier soit entre hommes soit entre femmes, jamais mélangés.

Ce n’est pas la totalité ou une partie des étudiants qui a exigé cette revendication mais plutôt des individus extérieurs qui s’échinent à la porter au nom des étudiants.

Cette contradiction entre liberté et obligation est assez révélatrice du projet que prônent ces émissaires des mosquées salafistes tunisoises et tunisiennes. Utiliser la liberté d’expression et ses «acquis» afin d’imposer une loi religieuse bien définie. Que cette loi religieuse soit vraie ou fausse, bonne ou condamnable, ce n’est pas notre propos. Ce qui importe c’est de savoir qu’il y a des individus qui ne font pas partie de la Faculté de la Manouba et qui veulent imposer à son doyen, Habib Kazdaghli, des obligations extérieures aux lois de l’université tunisienne : à savoir la création d’un espace pour la prière et la séparation entre les sexes. C’est-à-dire qu’ici, on ne fait plus confiance aux compétences intellectuelles et scientifiques d’un corps enseignant chevronné et on s’introduit dans un établissement public pour exiger, sans aucun vote, des lois qui n’ont rien à voir avec les problèmes essentiels qui minent les étudiants, tels que le niveau détérioré de la faculté à cause d’un budget ministériel trop bas ou l’accès difficile des étudiants au savoir à cause d’une administration bureaucratique.

Radicalité stratégique et marquage de territoire

La radicalité des salafistes dans cette affaire assez médiatisée est stratégique dans ses objectifs. Elle relève du marquage du territoire plus que de la revendication.

D’abord, pour faire pression sur le doyen de l’un des plus grands bastions de la philosophie, de la littérature et des sciences humaines de Tunisie. Disciplines qui sont assez mal vues par les salafistes puisqu’elles ne sont, pour eux, qu’égarements masturbatoires qui ne peuvent qu’encourager la montée du sionisme.

Ensuite, faire valoir un pouvoir politique certain sur une faculté encore occupée depuis les années 80 par une gauche qui devient aujourd’hui déliquescente et à laquelle il faut donner le dernier coup de grâce.

Enfin, montrer, par la médiatisation, un certain pouvoir que doivent redouter tous ceux qui ne sont pas encore dans les rangs. Un pouvoir soutenu par des médias très influents tels que la chaîne Al Jazira où l’on a vu un présentateur reprendre d’une façon assez rude un professeur universitaire de littérature et de civilisation arabe à la Manouba, Chokri Mabkhout, en lui demandant de corriger certains termes insultants pour les femmes en niqab. Les termes en question étaient «masse obscure, noire» qualifiant ces femmes dans leur rapport avec l’enseignant en classe. A la réponse de Mabkhout, «c’est votre avis personnel de dire que l’expression est insultante», le présentateur, qui devrait normalement être objectif, réplique alors : «c’est l’avis du téléspectateur lorsqu’il vous entend». En produisant cette affirmation généralisante, il marginalise le propos de Mabkhout devant la masse gigantesque des téléspectateurs d’Al Jazira.

Ici aussi, même stratégie : au nom des libertés individuelles, on accuse, on culpabilise puis on généralise à travers des ramifications de sens très complexes devenues classiques dans la rhétorique de propagande islamiste : ce que vous dites est insultant pour les femmes en niqab. Ce qui implique que tous ceux qui s’opposent aux salafistes dans les universités tunisiennes sont insultants envers les femmes en niqab. Ce qui implique que tous les laïques en Tunisie sont insultants envers l’islam. Ce qui implique qu’il faut combattre tous les laïques en Tunisie parce qu’ils combattent l’islam. Et cette chaine d’implication, basée sur des principes faux, peut se poursuivre, en Tunisie, jusqu’à des appels au meurtre et à leur application effective contre ceux qui ne pensent pas la même chose qu’eux.