Tunisie : Comment (ne pas) lutter efficacement contre la corruption?

Un dispositif efficace de lutte contre la corruption doit s'attaquer à trois problèmes: la répression de la corruption des agents publics, la capacité du public à dévoiler les faits de corruption, et enfin les sources de corruption.

Par Habib M. Sayah*

La troïka au pouvoir a annoncé la mise en place d'une nouvelle stratégie de lutte contre la corruption. L'idée a le mérite de répondre enfin à l'une des revendications majeures portées par la révolution tunisienne.

Une instance nécessaire mais pas suffisante

Le projet repose, en effet, sur une politique visant à renforcer la «culture» de la lutte contre la corruption, en plus d'un certain nombre de réformes en matière de droit des investissements et d'attribution des marchés publics; ce à quoi s'ajoutera la création d'une instance de lutte contre la corruption.

Nécessaire, mais pas suffisant, le dispositif présenté par la troïka semble bien en-deçà des espérances que l'on nourrissait, et tout juste apte à permettre à la Tunisie de se conformer aux engagements internationaux de la Tunisie en la matière. En effet, ce nouveau système ne semble pas s'appuyer sur une étude approfondie de la nature du problème de la corruption ni sur une étude des réels impacts des mesures envisagées.

Pour être efficace, un dispositif de lutte contre la corruption doit être imprégné de suffisamment d'audace pour s'attaquer à trois problèmes: la répression de la corruption des agents publics, la capacité du public à dévoiler les faits de corruption, et enfin les sources mêmes du phénomène de corruption.

Le temps des bonnes intentions et des vœux pieux est aujourd'hui dépassé. Il faut désormais agir efficacement contre ce fléau, quitte à utiliser les solutions les plus radicales1.

Une autorité autonome, indépendante et aux pouvoirs élargis

Toute tentative de lutte contre la corruption se révèlerait inefficace si elle ne s'accompagnait pas de la mise en place d'une institution chargée d'enquêter sur les faits de corruption et de sanctionner leurs auteurs. Cette fonction peut être remplie par diverses autorités: autorité judiciaire, police, institutions indépendantes.

Toutefois, la difficulté qui existe en Tunisie réside dans le fait que les autorités chargées de faire respecter la loi, y compris en matière de lutte contre la corruption, sont elles-mêmes les foyers les plus atteints par cette même corruption: les forces de l'ordre et la justice. L'idée serait donc de confier la lutte anti-corruption à une structure indépendante. C'est vraisemblablement l'option adoptée par le gouvernement tunisien qui a annoncé la création d'une telle instance. Malheureusement, son efficacité sera limitée car, non seulement elle ne disposera sans doute pas des moyens nécessaires, mais elle ne dessaisira pas la police et la justice. La nouvelle instance ne disposera véritablement que du pouvoir d'alerter.

La solution la plus efficace serait la mise en place, non pas d'une simple instance, mais d'une véritable autorité qui aurait certaines caractéristiques.

D'abord, l'indépendance : selon les propositions du gouvernement, les membres de l'instance devraient être nommés par le chef du gouvernement. Ce dernier n'étant lui-même pas à l'abri de la corruption et des abus de pouvoirs, il semble nécessaire de confier la nomination des membres de l'autorité de lutte contre la corruption au parlement, tout en s'assurant que même les partis d'opposition minoritaires pèseront sur le choix des membres, en mettant en place un mode de désignation alternatif (Ex: 50% désignés par la coalition majoritaire, et 50% désignés par les groupes parlementaires de l'opposition).

Ensuite, l'autonomie financière: en plus d'être indépendante, l'autorité de lutte contre la corruption devrait bénéficier de l'autonomie nécessaire à la mise en œuvre de sa mission. Il doit lui être assuré de bénéficier d'un budget suffisant pour mener à bien ses investigations sans devoir dépendre d'un autre organe de l'Etat, tel que la justice ou la police.

Des pouvoirs d'enquête élargis: l'autorité de lutte contre la corruption doit avoir des prérogatives comparables à celles de la police judiciaire en vue de mener à bien sa fonction d'investigation. Elle doit pouvoir enquêter en tous lieux, effectuer des saisies et des contrôles sur place dans les ministères, les administrations, les collectivités locales, les organisations associatives subventionnées, les entreprises bénéficiant d'avantages octroyés par l'Etat, etc. De plus, l'autorité doit être en mesure de convoquer et d'interroger n'importe quel agent de l'Etat, y compris les membres du gouvernement, les agents des forces de l'ordre et les magistrats.

Une brigade de police anti-corruption autonome par rapport au ministère de l'Intérieur : pour mener sa mission de manière efficace, l'autorité doit pouvoir remplir les fonctions d'une «police anti-corruption» et être dotée des moyens humains et matériels adéquats. L'autorité doit donc avoir à ses ordres une brigade de police aux effectifs suffisants. Les agents de cette brigade devront être autonomes par rapport à la hiérarchie du ministère de l'Intérieur et de la police nationale, et ne devront répondre qu'à l'autorité de lutte contre la corruption. L'autorité devra également être autonome par rapport au ministère de l'Intérieur en matière de recrutement: les agents de police formant la brigade anti-corruption ne devront pas être sélectionnés et mis à disposition par le ministère de l'Intérieur, mais recrutés de manière autonome par l'autorité elle-même. Ainsi l'autorité pourra-t-elle être indépendante du ministère de l'Intérieur et en mesure de lutter efficacement contre la corruption qui sévit au sein-même de la police.

Un pouvoir disciplinaire: en vue du respect de la séparation des pouvoirs, l'autorité de lutte contre la corruption ne devra pas être dotée d'attributions judiciaires. En effet, elle ne devra pas avoir le pouvoir de juger et de prononcer des sanctions pénales. Elle devra se contenter de transmettre ses plaintes à la justice. Cependant, elle devrait détenir un pouvoir disciplinaire, notamment équivalent à celui dont disposent les supérieurs hiérarchiques à l'égard de leurs subordonnés dans l'administration. Ainsi, elle pourra émettre des sanctions disciplinaires telles que le blâme, l'avertissement, la démission d'office et la suspension temporaire des fonctions d'un agent public, parallèlement à la procédure judiciaire qui pourrait avoir lieu. Un tel dispositif permettrait de mettre «hors d'état de nuire» un agent de police ou un magistrat sur qui pèsent de forts soupçons de corruption en attendant le prononcé d'un jugement.

Le volet répressif d'un dispositif de lutte contre la corruption ne serait toutefois pas pleinement efficace en l'absence de certains pré-requis.

#OpenGov, pilier de la lutte anti-corruption

Pour dévoiler les faits de corruption et permettre aux citoyens d'exercer une surveillance sur la gestion des affaires publiques et l'utilisation des deniers publics, la mise en œuvre d'une législation garantissant l'accès aux documents administratifs est d'une nécessité absolue.
La seule solution en la matière réside dans l'adoption de mesures audacieuses et, de préférence, garanties par la future Constitution tunisienne. La Tunisie doit en effet se doter d'une législation garantissant à tout citoyen qui en ferait la demande l'accès à tout document émis par l'administration ou en la possession de celle-ci.

Cette exigence couvre non seulement l'accès aux différents textes législatifs et réglementaires toutes matières confondues, mais également toute sortes de documents et d'information, excepté ceux susceptibles de porter atteinte à la vie privée d'une personne, ceux couverts par le secret de l'instruction et par le secret-défense. Le refus de communiquer un document protégé appartenant à ces trois catégories doit être validé, après examen, par une commission parlementaire, car un tel refus ne doit pas reposer sur une décision discrétionnaire de l'administration. Pour tous les autres documents, ils doivent être communiqués dans un bref délai sous peine de sanctions disciplinaires (y compris d'ordre pécuniaire) pour l'agent public qui refuse de transmettre le document requis.

La libre-consultation citoyenne d'un certain nombre de documents est nécessaire dans le cadre de la lutte contre la corruption:

- budget de l'Etat et des différents établissements publics;

- rémunération, avantages, justificatifs des dépenses et notes de frais de tous les agents publics ou organes de l'Etat ou des collectivités publiques (y compris le parlement, la présidence de la république et le gouvernement);

- documentation relative aux marchés publics (pour toutes les administrations, ainsi que pour les collectivités locales);

- documentation relative aux organismes privés bénéficiant de subventions, aides ou marchés étatiques (entreprises, associations).

Bref, de la gestion des déchets dans une ville moyenne à l'attribution des marchés de travaux publics, en passant par le budget d'une école primaire de village et les dépenses des ministres, tout doit être librement accessible au citoyen et aux organisations de la société civile.

Trop de pouvoir génère de la corruption

Lorsque l'on élabore des dispositifs visant à lutter contre la corruption, on a souvent tendance à oublier de s'attaquer aux véritables sources de la corruption.

En effet, si les agents publics étaient dénués de pouvoirs et de prérogatives, nul n'aurait intérêt à les corrompre. Plus précisément, c'est parce que les agents publics détiennent le pouvoir d'accorder des avantages indus que la corruption persiste. En réalité, la complexité et la rigidité de la réglementation des activités économiques, ainsi que l'étendue des pouvoirs dont dispose l'administration pour appliquer cette réglementation, contribuent de manière significative à générer la corruption.

L'exemple parfait est celui du système des licences, permis et autorisations préalables en vue de mener certaines activités économiques. La corruption s'est, en effet, fortement développée au cours des dernières années dans ce domaine en raison de l'excès de réglementation. C'est parce qu'il est trop restrictif d'interdire l'exploitation d'un café ou d'un débit de tabac sans une autorisation administrative, que les entrepreneurs ont été contraints de recourir à la corruption des agents publics pour obtenir les autorisations nécessaires.

Ce système d'autorisations préalables nuit non seulement à la liberté d'entreprendre, et par là même à la croissance économique, mais il est aussi une «trappe à corruption» qui conduit à une rupture de l'égalité des chances entre les entrepreneurs qui ont les moyens de corrompre et ceux qui ne peuvent pas se le permettre.

* Chercheur en droit à la Sorbonne et dirige également l'Institut Kheireddine, dédié à la promotion des libertés individuelles et de l'éthique économique.

Note :
1- C'était l'objet de l'un des volets du projet constitutionnel de la liste indépendante Sawt Mostakel, que l'auteur a contribué à élaborer en compagnie d'Amira Yahyaoui, Yossra Messai, Khalil Ben Mlouka et Imen Braham, dans le cadre des élections de l'Assemblée nationale constituante (Anc). Les propositions formulées dans cet article reprennent les axes du projet Sawt Mostakel.