M. Caïd Essebsi serait bien inspiré de renforcer l'initiative de l'Ugtt avec le soutien des forces du centre et de gauche, pour inscrire la question de la justice transitoire dans la priorité de la transition démocratique en Tunisie.

Par Mohamed Hafayedh*

 La responsabilité de Houcine Abassi, secrétaire général de l'Ugtt et de Béji Caïd Essebsi, leader de Nida Tounes est totale depuis l'occasion ratée du 23 octobre 2012, où l'opposition et l'Ugtt ont prorogé le mandat des constituants parvenu à son terme, sous «conditions», dont la dissolution des comités de protection de la révolution et la désignation à la tête des ministères régaliens (Intérieur, Justice, Affaires étrangères) d'hommes «neutres» ou, mieux, des technocrates!

De chefs qui ne pensent qu'à leur ego

Assumeront-ils leur responsabilité pour exiger le respect de leurs conditions auprès des constituants et plus particulièrement ceux de la «troïka» qui forment l'actuel gouvernement? Ne pas le faire c'est se dé-crédibiliser auprès des Tunisiens et ce serait dramatique.

Car une fois de plus Ennahdha sort victorieux du bras-de-fer d'avec une majorité de Tunisiens, d'associations civiles et de partis de l'opposition, par défaut!

Béji Caïd Essebsi reçu par Houcine Abassi àla Place M'hamed Ali en février 2012.

A cause des forces de l'opposition démocratiques et modernistes qui, occupées par leurs petits calculs politiques de boutiquiers, ont laissé passer cette occasion de rappel à l'ordre d'un gouvernement à la dérives et d'une constituante qui n'a pas rempli son contrat, entamant encore plus le moral des Tunisiens qui n'était déjà pas brillant!

La tragédie électorale du 23 octobre 2011, avec la dispersion mortelle des partis progressistes, qui avait meurtri les cœurs et les esprits, ne semble pas avoir provoqué l'électrochoc attendu! La Tunisie est dans l'impasse!

Le rapport de force réel est du côté des modernistes

L'espoir né du 1er mai 2012 grâce à l'Ugtt s'est évanoui le 23 octobre 2012, pour laisser place aux barbelés, en ce jour d'anniversaire, dans le silence des rues assiégées par les forces de l'ordre, au relent de gaz lacrymogène pour disperser la dizaine de militants du Front populaire désespérés, regroupés sur la place M'hamed Ali, en quête d'inspiration et d'énergie pour rallumer une révolution asphyxiée, par la faute de chefs qui ne pensent qu'à leur ego !

Et pourtant, le rapport de force réel est du côté des modernistes, tout au moins équivalent à celui de la «troïka», selon certains sondages, mais aussi selon les déclarations des Nahdhaouis eux-mêmes.

La «troïka» et à sa tête Ennahdha, a tout fait pour faire perdurer sa victoire aux élections du 23 octobre 2011. Tous les hommes et toutes les femmes de la «troïka» n'ont cessé de ruser et de trouver les «astuces» pour jouer les prolongations et repousser leur légitimité au-delà d'un an comme convenu et paraphée par 11 partis le 15 septembre 2011, dont Ennahdha.

Pour cela, ils essaieront d'étouffer les voix des opposants, chercheront à débaucher quelques membres des partis de l'opposition, ne se gêneront pas pour s'allier les services des anciens du Rcd dans un racolage sans scrupules, ni moralité de la part d'un parti qui se veut le chantre de la moralité !

Depuis les évènements du 9 avril 2012, les partis démocrates et les organisations de la société civile ont réalisé qu'ils devaient faire face, désormais, à une nébuleuse islamiste, dont le visage politique est Ennahdha, avec des ramifications internes et des tentacules étrangères.

Un carrefour de méprises, où serpentent les politiciens des forces démocratiques jusqu'à se mordre la queue pour certains d'entre eux, «tentés» par Ennahdha, jusqu'à la déconfiture dans la ruée désordonnée vers la constituante pour se retrouver minoritaires, sous la coupole du Bardo.

L'espoir est revenu, mais de courte durée, depuis que Béji Caïd Essebsi a tourné le dos à l'Appel du 20 avril 2012! L'enthousiasme de l'Appel de la Patrie de la première heure s'est évaporé dans des choix partisans.

Le fort de la résistance patriotique s'est transformé, sous les coups des islamistes, en une grotte de couleuvres et de malfaiteurs.

M. Caïd Essebsi, d'un sauveur salvateur, se retrouve victime, allant jusqu'à plaider sa cause auprès des ambassadeurs en Tunisie.

L'illustre Bourguiba, lui, savait que le leadership sur le front intérieur détermine les paramètres des alliances et celui du soutien extérieur. Un moment, M. Caïd Essebsi avait le pays en main! Un instant magique de l'histoire, qu'il n'a pas su saisir! Il faudra ramer pour retrouver une porte de sortie.

Place M'hamed Ali, le coeur de la révolution permanente.

Avec l'Ugtt, l'espoir fut fugace ! Un premier mai 2012, un authentique «printemps tunisien» aurait pu avoir lieu, mais ce n'était pas inscrit dans une volonté pour redresser le processus de la révolution !

La centrale syndicale abandonne le pays aux fourberies des partis politiques, sous prétexte d'«incapacité des partis politiques de s'entendre entre eux». Un abandon de la révolution et un déni patriotique de la part de l'Ugtt, incompréhensibles de la part d'une telle organisation au passé glorieux.

L'actuelle direction de l'Ugtt, se remue, enfin !

La veille de l'anniversaire du 23 octobre, sous l'appel insistant de ceux qui croient encore qu'elle est la seule force nationale capable de redresser le cours des choses, l'Ugtt relance l'initiative du consensus national autour des objectifs de la révolution, mais, une fois de plus, sans autorité ni conviction pour assumer ses responsabilités historiques, alors que l'avenir de la nation est en danger.

Résultat, l'Ugtt a offert par sa passivité une porte de sortie inespérée au gouvernement, et sans contrepartie, discréditant du coup le prestige et l'autorité de l'organisation, pour se résigner à des revendications peu populaires quand le peuple a en premier le souci de sauver la nation.

La direction actuelle est mutilée par une mentalité d'opposition de gauche sociale, de quémandeurs et non de conquérants, réduite à son rôle politique historique, incapable d'assumer les revendications salvatrices pour le pays, alors qu'elle était la matrice de la révolution et comme telle ses revendications sont légitimes, pour abandonner son rôle aux apprentis sorciers et à l'amateurisme des politiciens!

La Centrale est incapable d'intérioriser qu'elle est encore la seule force légitime capable de sauver le pays.

Décidément, Béji Caïd Essebsi n'est pas Habib Bourguiba, et Hassine Abbassi n'est pas Farhat Hached ni le Habib Achour du 26 janvier 1978, qui, avec l'esprit de combativité de Hached et la fibre Bourguibiste aurait pris le contrôle de la nouvelle Tunisie après le 14 janvier 2011, et tout au moins imposer le sceau de son visa sur toutes les grandes décisions concernant l'avenir du pays.

L'actuel secrétaire général de l'Ugtt se comporte comme un observateur de la chose politique nationale, on dirait un surveillant général et non pas un leader d'une aussi prestigieuse organisation.

Dans un moment historique aussi déterminant pour l'avenir de la Tunisie, il ne prend pas ses responsabilités selon la tradition des chefs charismatiques de l'organisation. Il rejette la responsabilité sur la mésentente des partis politiques, alors que justement, le rôle de l'Ugtt c'est de transcender la logique partisane pour prendre de la hauteur dans l'intérêt suprême de la nation.

Il n'est pas trop tard, tant qu'il y aura de la bonne volonté. L'Ugtt a le devoir historique de mobiliser ses forces et ses alliances pour relancer son initiative, sauver son honneur et son autorité.
La trêve dont a bénéficié la «troïka» n'a pas abouti. Aucune feuille de route crédible n'a été fixée.

Rached Ghannouchi chez Houcine Abassi; le courant n'est jamais passé entre l'Ugtt et Ennahdha

La «troïka» devenue arrogante et sûre d'elle-même

Si elle ne le fait pas, l'initiative de l'Ugtt n'aurait servi que la contre-révolution.

Or, dès le 24 octobre, la «troïka», victorieuse grâce à son coup de bluff, est redevenue arrogante jusqu'à refuser de respecter les conditions qui lui ont permis de bénéficier d'une prolongation de sa légitimité au-delà de la fin de sa légitimité; puisque Ghannouchi lui-même refusera la dissolution des comités pour la protection de la révolution, arguant qu'ils tirent leur légitimité du peuple ! 

Et ses soldats refuseront, tour-à-tour, que les ministres régaliens soient changés !

En somme un camouflet pour l'Ugtt! Et un statu quo pour la «troïka» avec une illégitimité «légitimée» par l'Ugtt sans aucune contre-partie, ni aucune garantie !!

Il est temps que l'Ugtt se positionne et prenne de la hauteur avec une posture nationale pour donner des messages clairs sur sa position et ses priorités, de se réaffirmer face une «troïka» devenue plus arrogante que jamais et dont la faillite n'est plus un secret pour personne !

Qu'elle prenne des mesures sociales telle que suspendre totalement ou partiellement les revendications sociales pour ceux qui ont un emploi stable et se concentrer sur le développement des régions les plus démunies en donnant la priorité aux demandeurs d'emploi, voire organiser la solidarité de ceux qui ont un minimum avec ceux qui n'ont rien, soutenir l'organisation patronale contre le gouvernement pour clarifier la situation des investisseurs nationaux et les libérer du chantage odieux exercé sur eux par les islamistes au pouvoir.

Ghannouchi veut éliminer les concurrents sérieux

Sans l'organisation d'une justice transitoire avant les prochaines élections pour trancher définitivement la question relative aux anciens du Rcd, Béji Caïd Essebsi et ses partisans resteront à la merci des islamistes qui ne cachent plus leur jeu avec le projet de loi «fait sur mesure» pour écarter le leader de Nida Tounes de la course aux élections prochaines. Stratagème du stratège Ghannouchi qui veut éliminer ainsi un concurrent sérieux!

Cette loi est un scandale démocratique et la société civile doit se battre contre une telle dérive et en appeler, s'il le faut, à l'opinion internationale. En tant que juriste, je dis que seule la justice peut écarter des personnes de la vie citoyenne et pas une majorité partiale.

La France aussi a été confrontée après la libération à un problème similaire. Pour le résoudre, elle a crée un délit dit «d'indignité nationale», laissant au tribunaux la charge de l'appliquer. Encore faut-il que la justice tunisienne soit indépendante !

Les islamistes sont capables de tout pour se maintenir au pouvoir. Ils ne respectent pas la parole donnée aux mécréants, comme les colons ne respectaient pas la parole donnée aux indigènes.
La solution pour M. Caïd Essebsi serait de renforcer l'initiative de la Centrale syndicale avec le soutien des forces du centre et de gauche, pour inscrire la question de la justice transitoire dans la priorité de l'initiative et demander l'arbitrage de l'Ugtt et toutes les autres organisations de la société civile, notamment l'Ordre des avocats, la Ltdh, l'Utica.

La solution pour la Tunisie, ne pourra être trouvée, principalement, que dans un cadre tuniso-tunisien ! Bourguiba a fait de l'alliance avec l'Ugtt une stratégie, dans les moments les plus difficiles de son combat avant et après l'indépendance, il avait le réflexe de «la place M'hamed Ali» (siège de l'Ugtt).

Enfin, la Tunisie ne représente pas un enjeu économique et financier important pour mobiliser une puissance étrangère qui irait jusqu'à prendre le risque de se mouiller pour Nida Tounes.

*Avocat à la Cour de Paris.