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Walid Alouini* écrit – A l’instar d’un patient en psychanalyse, la Tunisie est sur le divan. Et risque d’y rester longtemps à moins d’un miracle attendu et espéré ! Le diagnostic est posé depuis bien longtemps : schizophrénie, ou le déni qui perdure.


Les faits me direz-vous !

Le mot conquête peut résumer l’Histoire de notre pays : du comptoir punique en 1.100 av J.-C. jusqu’à l’indépendance en 1956, cette terre a eu plusieurs maitres et qui ont tous laissé des traces indélébiles. Les Arabes plus que les autres probablement mais la résistance face à leur colonisation fut longue.

Une longue histoire de confiscations de terres, d’identité, d’hommes, d’arbres et de civilisations qui ont donné la Tunisie actuelle.

Une nation accouchée au forceps

Si je voulais caricaturer et forcer le trait, je dirai que nous sortons de 3.000 ans d’une grande léthargie. Et que la nation tunisienne a été accouchée au forceps par Habib Bourguiba.

Et que sa durée de vie n’aura pas excédé deux décennies. Tuée par derrière avec l’autoritarisme d’un pouvoir à bout de souffle, l’arabisation de l’enseignement, l’encouragement de la répression des communistes par les intégristes, des intégristes par la police politique et les concessions faites aux victimes de ces abus.

L’indépendance en 1956 est le premier acte d’une Tunisie libre de choisir son destin, sa voie et son orientation civilisationelle.

Bourguiba remporte l’épreuve haut la main en s’orientant vers la modernité mais ne tient pas la distance et sa vanité (à raison, hélas, car trop avant-gardiste) fait que le pays amorce sa descente aux enfers suite à une fin de règne sénile.

La Tunisie tombe aux mains d’une mafia rapace et inculte. Fin de l’histoire.

Aujourd’hui, quelques mois plus tard, il est demandé à la maison Tunisie de faire son triple saut périlleux et de rejoindre le peloton des nations libres et démocrates.

Une équation à trois inconnues à résoudre !

1.    Nous ignorons ce qui fait une nation.

2.    Nous n’avons jamais été libres.

3.    Nous avons une idée biaisée et approximative de la démocratie.

Une quête de valeurs

Je le disais dans un précédent article, une nation repose un trépied : valeurs, règles et institutions.
Or, nous n’avons pas de valeurs tunisiennes codifiées, pas encore.

Nos règles sont ambivalentes et donc bafouées.

Nos institutions longtemps non respectables ne sont pas respectées.

Nous peinons à définir des valeurs tunisiennes. Il suffit d’évoquer la réhabilitation de notre langue, la «derja» (dialectale) que les insultes et le mépris fusent.

Et d’ailleurs au mot valeurs, la réponse moutonnante est toujours la même : arabo-musulmanes.
C’est oublier qui nous sommes et faire perdurer un déni qui entretient notre schizophrénie.

Depuis toujours, ceux qui se sont réclamés d’une nation propre à ce territoire ont été sévèrement punis. Notre Histoire en est riche, les Amazighes défaits et effacés à jamais, les sanguinaires Bani Hilal dévastant ce pays (en coupant les arbres, en violant les femmes, en tuant les enfants) en représailles aux velléités d’autonomie des Zirides, et j’en passe.

Il est vrai que le défi est de taille : se retrouver maître de son destin civilisationel après des siècles de privation d’autonomie et de tentatives d’affranchissement presque toutes malheureuses.

La liberté fait peur

La liberté pour ceux qui ne l’ont pas vécue fait peur, car tout y est possible. Cette peur engendre des réflexes conservateurs afin de perpétuer un schéma connu et qui marchait tant bien que mal  jusqu’ici.

Ce vertige, cette peur sont notre quotidien !

Nous nous sommes soulevés et nous sommes libérés ! Il est hors de question de laisser les confiscateurs reprendre la main !

Ces terres, la Tunisie, se doivent de devenir une nation souveraine et non plus un enclos dans lequel paissent des brebis ! Un enclos confiscable par le premier berger musclé venu et qui chante bien.

Nous n’avons pas eu le temps de souffler et de fêter notre victoire qu’un troupeau de bergers enturbannés et barbus est venu nous expliquer comment notre vie allait être meilleure sous son autorité éclairée. Pas du tout remis de notre schizophrénie, la tentation est grande de nous en remettre à ces «sages» Londoniens, Afghans, etc.

Leur projet ? Evangéliser le peuple à coups d’interdits, remettre à l’honneur le Neandertal qui sommeille en nous et surtout ne pas parler d’une nation tunisienne mais arabe et musulmane.

Une filiale vassalisée, aux ordres et culturellement morte.

Au nom de l’islam ! Quel puissant vecteur ! Ancré dans chacun d’entre nous par la croyance ou la fidélité à notre Histoire.

Ils ont bien raison de surfer sur notre émotionnel afin de nous confisquer ce qui reste de notre identité éparse.

Ils ont raison et je dois dire que je les respecte (même si cela fait mal de l’écrire et de l’avouer) pour cela ! Car ils sont fidèles à leurs idées et ne transigent pas avec ! Leurs idées sont horriblement rétrogrades ? Soit ! Ils y sont fidèles et luttent pour les appliquer un jour. Et c’est là que le bât blesse. Et c’est là que la révolution accouche traditionnellement de sa souris.

Car en face, nos partis «historiques» et post révolutionnaires ont peu d’idées et une vision bien timide pour bâtir la nation que nous attendons depuis des millénaires ! Ils ont vite fait de diluer dans le solvant du populisme et du petit calcul électoral leurs différences.

Populisme et petit calcul électoral

Car les partis « démocrates » sensés réinventer la Tunisie, accoucher de valeurs modernes en prise avec le Tunisien, coupant court avec le moyen âge, la langue de bois… arabe, la magouille politicienne et les pratiques désastreuses d’antan ne réinventent rien du tout ! De l’opportunisme de bas étage à la complicité affichée avec les néo barbus, la palette est large.

Leur frilosité est pathétique, leur refus de voir notre «tunisianité» en face, leurs pirouettes, volte faces et manque de cohérence font que les trois quarts des Tunisiens sont, non pas indécis mais écœurés par leurs gesticulations vaines et intéressées.

L’article 1, pirouette fondatrice de la nation tunisienne bourguibienne risque d’être notre cercueil aujourd’hui.

Il n’a fait l’objet d’aucune proposition de modification en faveur de la «tunisianité». Une seule initiative l’a fait mais en reniant encore notre langue maternelle.

Tunisiens nous ? Que nenni ! Arabes et Musulmans point barre ! Rien ne nous différencie de l’Egyptien, du Saoudien, du Libanais, de l’Israélien arabe, etc. Impasse totale sur une identité bafouée, toujours vivante et vivace malgré les brimades de l’Histoire.

Ultime coup de pied de l’âne, les partis dans leur grande majorité se sont refusés à une union autour d’un grand projet fédérateur: la nation tunisienne moderne, libre, tolérante, ouverte, forte, polyglotte, plateforme commerciale terrestre, maritime et virtuelle.

Ils ont préféré sortir de leurs vieux bouquins des idéologies désuètes et sans aucune force face à la religion instrumentalisée.

Bâtir une nation nouvelle

La laïcité a été jetée aux orties car non-conforme à nos valeurs… Lesquelles ?

Cette laïcité dans notre contexte actuel aurait pu être le seul rempart contre notre débandade. N’en déplaise aux détracteurs populistes qui font le jeu de l’intégrisme. Accommodons la à notre «testira» tunisienne, oui! Gardons l’enseignement religieux à l’école afin qu’il ne soit pas confisqué par les ayatollahs par exemple.

Pas un seul qui parle de valeurs tunisiennes ou alors honteusement et sous cape.

Qui sommes-nous au juste ? La seule certitude que nous ayons: nous sommes Tunisiens. Le reste n’est que pourcentages aléatoires historiques.

Seulement voilà, nous n’avons jamais pris le temps et le courage de définir ce qu’est être Tunisien.

Les esprits libres commencent à s’y pencher car ils réalisent que c’est la seule porte de salut. En espérant qu’il n’est pas trop tard.

Car la valeur Tunisie transcende ! Ou devrait transcender toutes les autres y compris le religieux.

Comment bâtir une nation nouvelle ? Qui nous ressemble ? Dans laquelle nous pourrions nous reconnaître, nous identifier et nous développer fièrement ?

Comment développer une nation si l’enseignement occulte une partie de son identité et l’acculture ? La détache d’une part essentielle d’elle-même? Et fabrique des inadaptés aux marchés mondiaux ?

Si ses institutions parlent une langue différente de celle du peuple qu’elle représente et régit ?

Il est vrai que, par le passé, nous étions une dictature mais décorée pour son respect des droits de l’homme, une coiffeuse pour matrone mais devenue docteur en droit, une démocratie mais opprimant et torturant ses opposants…

Oui, nous avons tété la contradiction, l’ambivalence et la propagande mensongère. Le déni dans toute sa splendeur ! Je bats ma femme mais c’est par amour !

Une schizophrénie entretenue

Ce déni initial qui perdure  ne peut qu’amener la forclusion (la déchéance d'un droit qui n’a pas été exercé dans les délais prescrits).

Une schizophrénie entretenue savamment depuis des lustres !

Ce trouble vacciné à notre société engendre les mêmes maux qu’aux individus: dépression, anxiété, addictions, chômage de longue durée, pauvreté, etc.

Notre «derja arabia» a survécu malgré et envers tout et à la lumière de notre révolution, elle devrait reprendre toute sa place. Car sa structure reflète parfaitement notre identité tunisienne, notre être psycho social. Tous ces mots qui peuplent notre imaginaire et ont définitivement forgé nos synapses décodent et éclairent le Tunisien et son point de départ. Notre ancrage est identitaire et tunisien.

Notre «derja», fruit du génie national, pouvant être écrite en arabe, en français ou en chiffres, quelle richesse! Comment et pourquoi l’occulter et nous la confisquer ? Au nom de quoi ?

Au nom de la course au pouvoir et des nécessaires compromissions!

Trop pressés de s’asseoir sur un siège trop grand pour eux, nos apprentis  politiques font l’économie d’une réflexion fondamentale, celle de nos valeurs nouvelles… retrouvées.

L’inconscient populaire ne s’y trompe pas, il pressent l’arnaque et se cabre sous ces cavaliers improvisés. Et vous boude! Quitte à voter, ce ne sera pas un vote utile mais un vote sanction !

Ne nous étonnons pas alors du retour prévisible de l’autoritarisme pour siffler la fin de la récréation.

Le plus triste dans tout cela c’est que nous sommes devenus demandeurs de cet autoritarisme que nous avons tant haï. Combien de fois ai-je entendu: «Nous étions bien mieux avant la révolution» !

Alors continuez à vous battre entre vous «démocrates», salissez-vous les uns les autres, contrevenez allégrement à la loi, dépensez des centaines de milliers de dinars dans des campagnes de pub désastreuses et calamiteuses au lieu de créer des commissions savantes linguistes, culturelles et économiques.

Entretemps, nos rues changent, nos femmes se voilent par peur, par dépit et par endoctrinement.

L’amertume et la fatigue nous engourdissent à force de nous battre contre des moulins-à-vent.
Et pourtant parmi les «chefs» il y a des médecins et pas un qui ait proposé un traitement de fond à la schizophrénie qui freine ce peuple génial.

En attendant la révolution continue. Tahya Tounes.

* Directeur general Medicalia&Beecare.