Jamel Dridi écrit de Lyon – La technique de la tromperie plus communément appelé  «attaque sous fausse bannière» tentent de désigner systématiquement les islamistes. Les ficelles sont trop grosses…


Plusieurs événements intrigants impliquant ou voulant faire croire que des «islamistes» sont impliqués s’enchaînent en Tunisie depuis quelques mois.
Pour rappel, il y a eu, entre autres événements, la manifestation surréaliste, en face de la synagogue de Tunis, d’un groupuscule islamiste inconnu jusque là (drapeau neufs, slogans incohérents…). Il y a eu aussi l’horrible assassinat d’un prêtre (le symbole est fort puisque l’on veut nous faire penser qu’on a voulu s’attaquer à la chrétienté), la casse de la salle CinémAfricArt et l’agression d’artistes (le symbole est là aussi très fort car l’obscurantisme vise toujours à brimer la liberté d’expression) et l’agression des avocats devant un tribunal. J’oublie sans doute ici ou là quelques autres événements.

A qui profiteraient de tels actes?
Pris un à un, ces événements n’ont pas forcément de lien entre eux. Mais compilés, ils ont un point commun: ils mettent en action plus ou moins directement des islamistes intégristes.
Maintenant, posons-nous la question de savoir à qui profiteraient de tels événements ou du moins qui pourrait les réaliser. Bien sûr, la première réponse qui vient à l’esprit (le mien aussi) ce sont les islamistes, les intégristes et, donc, ne soyons pas hypocrites, disons le franchement Ennahdha (je n’évoque pas ici volontairement Hizb Ettahrir).
Nous avons donc là notre coupable évident dans l’esprit de tous n’est-ce pas?
Pourtant, quand on y réfléchit à deux fois, on peut avoir un doute et se demander si Ennahdha a intérêt, aujourd’hui, que de tels agissements aient lieu.
En effet, Ennahdha semble unanimement reconnu comme la force politique la plus organisée et la plus populaire du moment, au point tel que tous les observateurs – même parmi ses adversaires – reconnaissent qu’il gagnerait les élections si elles se déroulaient aujourd’hui. Pourquoi prendrait-il le risque de perdre le crédit de sympathie populaire qu’il a en menant des actions limitées quant à leur effet et contreproductive en terme d’image populaire? Même les musulmans, ouverts sur l’autre, sur la culture… se détourneront vite d’un tel parti si celui-ci avait une telle idéologie.
Sur un autre registre, Ennahdha essaie de gagner une légitimité internationale en soignant son image vis-à-vis des gouvernements étrangers. Attaquer un cinéma, c'est-à-dire attaquer la liberté d’expression, valeur essentielle aux yeux des Occidentaux et notamment des Américains, facilite-t-il ce rapprochement qu’Ennahdha souhaite ou le rend-t-il plus difficile? Ennahdha a-t-il intérêt à encourager l’attaque d’un cinéma, l’assassinat d’un prêtre chrétien… au moment même où il fait «des clins d’œil» aux Occidentaux? C’est un non sens.
On ne peut pas exclure qu’Ennahdha ne maîtrise pas une partie de sa base voulant venger de 23 ans de tortures et de brimades, mais on doit reconnaître sans conteste qu’Ennahdha n’a aucun intérêt que de tels troubles lui soit attribués.

«Attaques sous fausse bannière»?
Alors qui peut bien être à l’origine de ces dépassements qui sont toujours spectaculaires et orientés, au sens où, très rapidement, ils ont un retentissement médiatique fort pour que l’on soupçonne des islamistes.
Ce sont sûrement des ennemis d’Ennahdha et encore plus certainement des ennemis de la démocratie, non pas parce qu’ils veulent interdire le cinéma mais parce qu’ils veulent confisquer le pouvoir.
Comment cela est il possible? Ici, il faut se rappeler une méthode largement utilisée qui est celle des «attaques sous fausse bannière». Tous les services de renseignement et milices privées en raffolent (attention cela ne veut pas dire que les renseignements tunisiens sont derrière ces actes. Ce peut être des ex-Rcd – on sait que certains ont eu un entrainement militaire).
L’attaque sous fausse bannière consiste en «la prise de l’aspect d’un autre pour la réalisation d’un acte grave destiné à faire accuser l’autre». Quelques exemples simples et connus:
En 1994, plusieurs attentats secouent la Russie faisant plus de 300 morts. Aucun Tchétchène n’est arrêté même si tous les médias soupçonnent les Tchétchènes. Un jour, pendant la vague d’attentats, une police locale russe arrête un groupe de Russes en possession d’une importante quantité d’explosifs prêts à l’emploi. La presse locale diffuse l’information et révèle que ces hommes sont en fait des militaires. Immédiatement, le gouvernement russe tente d’étouffer l’affaire et s’empresse de dire que ce sont des soldats qui réalisent un exercice militaire (un exercice avec des explosifs prêts à l’emploi en pleine vague d’attentats!?). En tous cas, c’est cette vague d’attentats  qui permettra au gouvernement de commencer et de légitimer la seconde guerre de Tchétchénie.
Un autre exemple connu de tous et toutes car c’est l’Abc des techniques de contre-manifestation dans toutes les écoles de police. Quand une manifestation est importante et qu’on veut la «casser», un groupe de policiers déguisés en manifestants violents se mêle à la foule et casse des vitrines ou agresse des manifestants. Cela oblige rapidement les autorités, «pour le bien de tous» et pour empêcher des graves troubles à l’ordre public, à stopper cette manifestation, à interdire les autres manifestations et surtout à reprendre la main sécuritaire.
Il y a des dizaines d’exemples avérés où des Etats ou des groupes n’ont pas hésité à sacrifier une partie de leur population ou de leur patrimoine pour justifier l’élimination d’un groupe religieux ou politique adverse, stopper le développement d’idées, ou pour entrer en guerre contre un autre Etat. Exemples: l’incendie du parlement allemand par Hitler pour instaurer l’Etat d’urgence et avoir tous les pouvoirs sécuritaires, certains assassinats et attentats en Algérie attribués aux «islamistes» mais que certaines sources affirment qu’ils ont été perpétrés ou téléguidés par les services secrets, le dernier attentat contre les coptes en Egypte, aujourd’hui  attribué à l’ancien patron des services secrets, et qui visait à en faire accuser les Frères musulmans, etc.
En Tunisie, cela commence à faire beaucoup avec ces «faux islamistes» et on aimerait bien savoir qui est derrière tout cela. On attend, par exemple, avec impatience, le résultat de l’enquête sur l’attaque contre la salle CinémAfricArt (où était projeté le film ‘‘Ni Allah ni maître’’ de Nadia El Fani) surtout que des «islamistes» ont été arrêtés.

Dans quel but les actions ont-elles été menées?
La première hypothèse peut être, comme dans le passé, un prétexte à l’éradication d’Ennahdha. Hypothèse qu’il faut balayer immédiatement car ce serait un quasi échec en l’état actuel des choses, sauf si les actes se multiplient et deviennent de plus en plus graves.
La deuxième hypothèse serait que l’on souhaite «retourner» l’opinion publique tunisienne et surtout celle des intellectuels (journalistes, écrivains, avocats…)  jugée sans doute trop favorable au courant islamiste.
En effet, dans leur immense majorité, les Tunisiens sont musulmans mais ils aiment la modernité, la vie, le cinéma… et se braqueront et seront effrayés par une tendance islamiste fermé d’esprit qui serait trop rigoureuse dans son interprétation de l’islam et à laquelle on ferait «porter le chapeau» d’actes graves (violences, attentats…).
La troisième hypothèse est que l’on veut brouiller l’image de respectabilité qu’Ennahdha tente d’acquérir sur le terrain international. Il n’a échappé à personne que Ghannouchi et ses cadres sont redevenus fréquentables par les diplomaties occidentales. Mais cela se fait doucement car ces pays occidentaux sont prudents et doivent préparer leur opinions publiques intérieures à cette nouvelle donne, les forces islamistes étant montrés jusqu’il y a peu comme les forces du mal. D’ailleurs, tout le monde notera que l’annonce de la mort de Ben Laden, incarnation de l’islamisme infréquentable, permet «ce nouveau départ avec le monde musulman» (dernier discours d’Obama).
Mais comment ces pays qui doivent convaincre leur opinions intérieurs qu’il y a des partis islamistes soft pourraient-ils avancer dans cette direction si les partis islamistes apparaissent comme liberticides comme quand on attaque un cinéma (le symbole est extrêmement fort !) ou que l’on tue un prêtre chrétien.
Si ces actes se poursuivent, ce timide réchauffement des relations serait vite stoppé et la légitimité et reconnaissance d’Ennahdha tomberait à l’eau.

L’inquiétude face à la multiplication des évènements
Ce qui est surtout inquiétant c’est la succession des événements qui, à mon sens, vont aller en augmentant en intensité et en fréquence, d’où la phrase de Zied  Daoulatli, membre du bureau politique d’Ennahdha: «D’autres actes vont avoir lieu». Ennahdha a donc bien compris qu’il était en grand danger d’où la deuxième et rapide sortie médiatique de Rached Ghannouchi pour enfoncer le clou et bien se démarquer de ces actes qu’on essaie d’attribuer à son parti. Le danger est en effet proche!
Si de tels événements ne se produiraient pas, alors je me serais trompé sur toute la ligne. Mais si de tels événements se produiraient, sauf à connaître l’avenir, et je ne le connais pas, ma grille de lecture de ces actes faits «sous fausse bannière» aura été hélas juste; ce qui n’augure rien de bon pour la Tunisie. Car, il faut bien comprendre que cette opération de déstabilisation ne vise pas à «tuer politiquement» seulement Ennahdha. Il ne faut pas être dupe. Tous les autres partis plus petits ou les éléments de pouvoir de la société civile (presse, justice…) se verront un à un confisquer le droit à la parole. Tout cela a déjà eu lieu dans un passé récent. Toutes les libertés ont été bloquées sous prétexte de la menace terroriste islamiste.

Le remède à appliquer urgemment
Comment contrecarrer ces actes. Je l’ai déjà écrit. Il faut impérativement surprendre ces adversaires invisibles: les anciens amis de Ben Ali, proches (sauf Khadafi qui n’a pas eu le temps d’appliquer son plan) ou plus éloignés, hostiles à la démocratie en Tunisie), qui jouent sur la division actuelle des partis, surtout que ces derniers pensent plus à gagner une hypothétique élection qui, si rien n’est fait, n’aura pas lieu.
Il faut que les principaux partis politiques se regroupent immédiatement en créant un comité populaire constitué des représentants des partis honnêtes (Marzouki, Ben Jaafar, Hammami, Ghannouchi).
Ce comité doit s’assurer le soutien de la composante sécuritaire qui veut le changement vers la démocratie. Il y a, en effet, un groupe de policiers qui veulent rompre avec le passé de manière radicale.
Je sais que cette union précoce entre partis est difficile et j’en ai déjà discuté avec certains cadres des partis cités, mais le risque est grand de tout perdre pour tout le monde.
Le deuxième point concerne Ennahdha qui doit contrôler sa base. Mais surtout, et plus que tout, communiquer immédiatement et régulièrement sur son positionnement (sur les droits de l’homme, la liberté d’expression, l’économie privé…) et ce de manière proactive et anticipée, en n’attendant pas de le faire de manière réactive pour se justifier d’actes qu’on veut lui attribuer. Surtout, il doit engager une campagne d’information sur cette menace qu’il a bien cernée dès à présent afin que les opinions ne soient pas ensuite retournées s’il y avait des actes (et j’espère qu’ils n’auront pas lieu).
La troisième chose, qui est la plus importante, est de se préparer, hélas, à d’autres actes de ce type qu’il faudra avoir la force et le courage politique de ne pas attribuer systématiquement au coupable désigné, à savoir les islamistes.
Si la société ne se divise pas et si les partis politiques sortent de leur campagne politique, les éléments perturbateurs seront combattus facilement et le pouvoir restera entre les mains du peuple.
Si ces opérations encore une fois divisent les Tunisiens et que les partis politiques ne font pas une pause en comprenant qu’il y un danger imminent auquel il faut faire face, il y aura un retour en arrière extrêmement brutal pour toute la société tunisienne.

Blog de Jamel Dridi.

* Le titre est de la rédaction.